Etre vivante

La tasse tremble légèrement. Sa main aussi. Café fumant. Odorant. Une chaleur qui irradie dans le corps depuis les doigts. Rien d’autre. L’aube qui blanchit. L’âtre qui bruisse. Le chat les yeux clos. L’air encore un peu engourdi de la nuit.

Elle est bien. Juste bien. Le sommeil s’enfuit peu à peu. Le silence est ouaté. Elle n’a envie de rien. Rien d’autre que cet espace clos de l’instant. La douceur du vide apparent. Elle regarde ce paysage où court le givre, reçoit le message de l’ombre fuyante d’un nuage , aperçoit un arbre qui s’est ployé depuis hier, frissonne avec les tuiles immuables.

Elle est bien. Juste bien.  Et se glisse un insidieux piquant :

– Tu devrais…

– Quoi ?

Elle se rebelle contre elle-même. S’agite dans son fauteuil pour faire taire cette voix intérieure. C’est bien d’être là non ?

Et la voix revient, sape, grignote la quiétude. Ouvrant la bataille du remords et du devoir. S’agiter, faire, agir sans cesse. Elle pose la tasse de café qui vibre. Le rien, ce rien doux et tranquille, se rebiffe, argumente, revendique. Être une parcelle de l’instant. Laisser glisser le flux intérieur. Raviver la veilleuse en soi, petite flèche sur le cadran, ce n’est pas rien justement. Ces voix en combat lui donnent le sentiment de voler quelque chose. Au temps. A soi. De brider un programme, de tromper quelqu’un ou quelque chose. Doit-on bouger pour exister ?

Elle tourne le regard vers la quiétude de l’étendue, paresseusement en éveil, où le blanc du froid ravive le vert acide de l’herbe. Mariage frileux, fragile, intime. Elle cueille cette naissance inflexible du jour, du souffle, vital, sans fards. Le soleil grimpe par-dessus le toit. Eclaire son visage d’une lueur encore timide.

Et dans cette demi pénombre elle attend. Elle ne sait pas bien quoi. Et c’est sans importance. Rien ne bouge hormis son souffle. Sa respiration tiède va et vient. Brise le silence. Rythme. Elle attend. Au passé ou au présent ? Les images l’envahissent. Voyage d’une demi torpeur. La chaude sensation d’être habitée d’ailleurs. Une sorte de confusion la gagne. Frontière entre réel et irréel.

Elle sourit. Que de méandres, de rappels à l’ordre, de déséquilibres, de volonté de contrôle… Au point de ne pas savourer pleinement cet élan du soleil matinal.

Elle sourit. Le froid du carrelage frémit sous ses pieds nus. Elle s’attarde à laisser chaque parcelle de peau se coller au sol, épouser les tomettes inégales, élimées. La fraîcheur la gagne, grignote cette raideur désagréable, rejoint son souffle. Sa main s’attarde sur son bras, son cou, caresse doucement son corps. Elle s’enlace toute seule en riant. Elle entend ce que la nature lui susurre… Tu es vivante, bien vivante. Et ce n’est pas rien.

Lumière filtrée…

De la fenêtre, je vois que le taxi est là. Je lui fait signe. La rue est calme. C’est le matin.

Je descends chargée de ma grosse valise et de deux gros sacs. C’est le confinement à midi, je pars de chez moi, je ne sais pas pour combien de temps… J’ai regardé mon appartement d’un oeil neuf, un peu orphelin avant de fermer la porte. Vite, le taxi attend!

Étrange mouvement de ballet pour mettre tout cela dans le coffre du taxi sans se toucher. Ne pas trop s’approcher, respirer à distance, il a des gants pour prendre mes bagages. Même la voix est mesurée dans le dialogue comme si nos mots pouvaient être porteurs de virus ! Je vois au 4ème, la voisine qui regarde  mon départ. Elle a écarté ses rideaux. Va-t-elle me dénoncer? Mais de quoi en fait? On se sent coupable… sans raison.

J’ai une impression de fuite. C’est d’ailleurs peut-être cela que la voisine a pensé. Une fuite, une évasion, comme une tricherie. Ce que la fluidité du trafic sur Paris ce matin corrobore. Derniers instants de liberté. Les trottoirs sont vides, souvent. Les visages portent des masques. La succession de magasins fermés accentuent cette impression de malaise. On pourrait se croire un dimanche mais cela n’en est pas un.

Le bruit est différent. Moins de klaxons, d’énervement. Comme une suspension.

Dans la voix du chauffeur, je sens l’anxiété de demain. Comment va-t-il travailler ? Que va-t-il se passer ?

Le temps est gris. Le ciel bas. Comme en accord avec ce qui se trame, là, pour nous tous.

Malakoff, je suis arrivée. Personne dans la rue là aussi. Le ballet pour tout sortir du coffre sans se toucher recommence… « Au revoir. Bon courage » que faire d’autre que s’encourager ?

L’espace se confine. S’ouvre l’attente.