Tendresse particulière…

Ce matin, je marche dans la grisaille parisienne. Attente au feu. La bretelle venant de la voie rapide vomit un flot incessant de voitures impatientes. L’air est gris de poussière, sursaturé de bruits de moteurs. Agression matinale banale.

Au vert, je traverse et entame le passage bétonné pour passer sous le périphérique.

Et là, au milieu, adossés au mur, quatre sacs de courses rouges, ventrus, pleins, tranchent l’espace.

Et là, au milieu, sur les sacs rouges, une jeune maman et son fils, assis, tout entiers absorbés l’un par l’autre.

Il a trois ans, au plus. Et il raconte, bavarde, explique. Sa main, accrochée à un biscuit voltige en tout sens. Les yeux de sa maman brillent de tendresse et d’écoute. Et son éclat de rire à la conclusion de l’histoire illumine l’ambiance.

Enfin, pour moi, là, dans ce matin gris. Car personne d’autre ne regarde cette maman assise avec son petit sous un périphérique hurlant. Vivre à la rue ne se regarde pas.

Alors jaillit en moi, le visage de mes deux petits fils, si proches en âge de ce petit-là. Ils profitent de la même tendresse et de la même écoute mais dans d’autres lieux tellement plus sereins.

Et je sais pourquoi je me bats avec d’autres pour que cela cesse.

Digue

J’ai vu cet instant où l’âme ploie. Cet instant fragile où la digue du courage perd de sa vigueur. Où le mur des colères et de la peur se dresse par delà les remparts.

Je l’ai vu cet instant. Au creux du regard de Jade. Là, au milieu de la foule qui rit et qui danse insouciante. Le corps de Jade s’est raidi sous une poussée surgie des fonds cachés. Sa main s’est portée vers l’avant, comme pour saisir un mirage improbable.

Son geste s’est arrêté, suspendu.

Qu’a-t-elle vu qui bouscule l’équilibre? Qu’a-t-elle entendu que nul autre n’a perçu? Quelle douleur a surgi, rugi en elle?

Son visage  a balayé les silhouettes autour d’elle, sans leur donner corps. Errant par dessus le bruit et les voix. Cherchant une ancre, une bouée. Perdue dans une brume intérieure.

Son regard effleure le mien. S’accroche, se pose. Elle balbutie un pauvre sourire et sa main achève le chemin pour me faire signe.

Viens danser murmure-t-elle.

Ma main saisit la sienne et l’entraîne doucement.

C’est bon, souffle-t-elle.

Ployer n’est pas rompre.

corps à corps

D’après la photo de Dominique André Woisard

Image

Une rondeur se dessine, 
Une glissade de la peau, 
Et le sein parle, 
La chemise lui ouvre la voie

Douceur onctueuse du corps
Clarté prudente de la nudité, 
Velouté offert de la peau, 
Qui es-tu, corps sans visage, désir sans nom ?

Une main s’avance, 
Un geste court, goûte et savoure l’instant.

 

C’était chez moi…

 

Le mur noirci dégage une odeur acre et insinuante. La façade affaiblie, semble pleurer des larmes noires. La fumée et les flammes ont mangé, sali, dévasté…

Je dois malgré tout y entrer. La porte est entrebâillée. La serrure tordue dépasse. L’odeur me prend à la gorge, m’étouffe déjà, acide et violente.  J’ai envie de reculer. C’était chez moi. C’était…

Le feu a dévoré tout ce qu’il a pu, hier, quelques heures avant, un instant en quelque sorte.  Un court circuit, dans le magasin d’en bas, une étincelle, un geste pour tout redémarrer et le feu explose. Cheveux brulés, flammes qui jaillissent et elle s’enfuit, elle hurle. Le silence lui répond. Elle court affolée, frappe aux appartements, frappe frénétiquement… Son visage est blanc, rouge, creusé de peur et d’angoisse.

La porte blindée du magasin se ferme happée par la vigueur des flammes. Le piège est clos.  Elle sort dans le rue hurlant…. Au feu……

Enfin je crois. Je n’étais pas là. Je ne connais pas la suite. Les pompiers, les camions, l’effervescence. Scier la grille de fer, se battre , se relayer… 5 camions qui occupent toute la rue… La peur, les curieux indécents, les lumières qui jettent leur angoisse tournante,…  Quand j’arrive, c’est déjà le désastre, les murs ruinés, la fumée acre qui s’élève encore de ce qu’il reste du magasin,  les gravats, mêlés de boue d’où s’échappent bout de sacs, poignée de valise. Le contraste entre les actifs et ceux au regard noyé, incapables d’intégrer ce qu’il vient de se passer. Trop vite, trop soudain, trop impensable, trop, tout simplement trop.

Quand j’arrive, je suis sans gestes, arrêtée. Pourtant je devrais parler au pompier, essayer de savoir, Mais je balbutie, je tremble de peur rétrospective aussi. Et si, Tanguy, et si la nuit et si la fumée, les flammes, le drame. Me calmer, revenir à ce qui est  et suivre le pompier dans l’escalier dévasté.

Tout est noir, j’étouffe, ma tête est dans un étau, mes pieds se prennent dans des gravats, mon visage heurte des fils pendant du plafond. Je titube plus que je ne marche en suivant la lumière tremblée devant moi.  Chez moi, tout est  noir, enfumé, sali, comme violé mais pas brulé. Et nous sommes vivants, intacts. Alors…

C’était chez moi. C’était…