Et si…

Quand regarder votre enfance, c’est l’antre noire, sans lumière, sans filtres où rien de transparaît ne parle ni se tait.

C’est ça mon nom

Quand le vent balaie les rochers, transporte le sable, rugit votre peine, croque les vagues, lave la mer… et vous.

C’est ça mon nom

Si l’aube sort de sa torpeur et pose le jour en espoir, vous enveloppe de son sommeil évanoui, ronronne au coin du café.

C’est ça mon nom

Si cette main caressante, exploratrice, poignante glisse. Aux mots de votre peau. En un indéfini interminable. Sans autre langage que le plaisir

C’est ça mon nom.

Et si le brin d’herbe, l’épervier, les gravillons, Et si l’âtre gorgé de feu, Et si la terre grasse à mes mains, Et si le lézard immobile, Et si le bourgeon, l’abeille, la limace vorace, Et si le souffle du sol, la fermeté du ciel,

C’est ça mon nom.

Alors je reste.

A la manière de Charles Brautigan

Je crois que…

Je crois qu’il faut que je me réveille. Que je cherche.
Même les mauvaises herbes poussent de travers. La pollution leur manque.
Elles étouffent.
Les fleurs sont suspectes. De couleurs vives, de souplesse au vent.
C’est interdit.
Même le silence est frauduleux.
Volé à l’absence, tranché, arraché de nos bouches, de nos souffles.
Même les regards se sont enfuis. Traqués par la peur.
Réfugiés, cachés, braqués sur nos pas.

Il faut que j’explore. Que je pousse le murs.
Même l’air est grillagé. Il ne sort que sur autorisation.
Distillé avec parcimonie à ceux qui obéissent.
Les gestes sont muselés. Jetés aux oubliettes.
Ils sont en rééducation. Sociale.
Même les corps sont ralentis. Comme en suspensions.
Outil innocent du massacre.

Il faut que je parle. Que je crie.
Les saveurs sont en règle. En uniforme gris. Cadrées, en rang.
Même les mots sont devenus virtuels, volants, s’épuisant en rumeurs en sourdine.
Comme la musique. Comme ce chant plaintif que personne n’entend.

Mais je ne peux rien.
Je m’étouffe.
Je hurle le silence.
Je m’épuise contre ces murs si durs, si obéissants.
Ces murs de prisons.
Ces grillages installés.

Il faut que je regarde. Que j’écoute.
On a écrit sur un mur.
On a chanté dans la rue.
On a senti une joie
On a osé acheter du champagne.
On a écrit une lettre.
On a joué, oui joué, et ri !

Ce n’est pas encore un nous. C’est un on.
Ce n’est pas encore un nœud. Ni tout à fait une attache. C’est un essai.

Le on se révolte dans les profondeurs du manque.
Le on ravive les envies.
Le on s’obstine…

Je vais marcher, hors de la prison.
Hors du sage. Hors des absences.

Il faut recommencer. Absolument. Nouer. Renouer.
Réapprendre les nœuds, les attaches.
Nos corps qui se touchent et s’embrassent.
Nos souffles qui se mêlent.
Nous.

Mon pays

Mon pays vente

Rafales de sanglots blonds que les rochers crachent
Rugissements de l’herbe égarée
Ce vent que je crie
Qui me hurle
Tâtonnement lucide de ma peine
Rien que ma solitude et le vent

Mon pays pleut

Et la pluie remplit la mer
La vide la trouble
Et la pluie brusque le sable
Le casse le raidit
Et la pluie cogne les cauchemars
Les oublis les peurs
Rien que mes pas et la pluie

Mon pays renaît

A la plainte du ressac
Au gras des rochers
A la lumière effeuillée que la baie invite sans relâche
L’aube comme une calligraphie
Comme un crépuscule que la brume oublie
Mon regard cueille cette fugue du ciel
Rien que l’inconnu et mon regard

Mon pays est rivage

Sans rien qui l’attache ou le noue
Juste un courant qui accoste
Des flots qui s’égrènent
Au gré du sable de mes pas

Mon pays est écho

Aux nuages échevelés que la pluie mange
A la lumière éclaboussée
par les coups sourds de la tempête
Comme au rythme de mon corps

Mon pays reste là

Juste là, Toujours
Sans moi ou avec ou
Contre
Au détour de la carte
Du récif
De la vague

Il m’existe

Brèches

Le vent hurle en sourdine

Les mots de mort que la peur écrit

Croisée des épées de soupçons,

Le fleuve déborde jusqu’à nos brèches

Je suis transparente aux branches

Engloutie de flèches que darde les douleurs

Des autres

De moi

Des absents

Face aux rugissements

De l’ogre

Résiste, oui résiste

Toi, moi, eux, encore et plus

Pour ne rien perdre du feu

Ou de l’aurore du crépuscule.

Voeux

Et il y a toujours cette incertitude du matin
de ce que sera le jour, sa couleur, sa musique…
Quel souffle emportera le feuillage de nos peurs,
les entailles de nos doutes ?

Rien n’est écrit sur l’écorce creusée
juste la trace de la nuit sur les lèvres de son bois
juste le geste effréné des branches vers le jour
juste l’insolente mélopée des feuilles sous la brise.

Sous le couvert de l’aube, la danse des ombres inconnues
ouvrira nos voix, dessinera nos pas
comme le sifflement des nuages emportés par la sève.

Et dans sa course, la rivière portera une douceur
à la joie de nos rires, à nos mains enlacées,
à la lumière ajourée de nos silences,
aux accents acidulés, tenaces, cocasses aussi, de nos amitiés,
à la méticuleuse audace de nos tendresses,
à l’élan inestimable, improbable, imprévu de nos amours
encore et encore malgré tout!

Belle route au long de 2020….

Voyage

Ce mot ouvre en moi un frisson. Étrange mélange intérieur d’interdit, de douceur, d’envie et de musique.
Le voyage comme un appel. Oui un appel à un pas de côté, un regard neuf, à ouvrir une part d’inconnu, cueillir une incertitude. Sans forcément ni train, ni avion. C’est un instant ouvert. J’y entre. Je l’explore, je le reçois. Je pars, je bouge. Je quitte, je reviens. Permanent déséquilibre du temps.
Le voyage comme une voix, échappée en musique. Les notes résonnent en mon corps, ouvrent des nuances, des rencontres, des émotions, soulèvent vagues, remous, douceur, bien-être et bien plus encore. C’est un paysage sonore où les sons prennent couleurs et m’entraînent en des méandres inédits. Émotions encore pour dire l’indicible, le non-dit. Une voix, que dis-je, des voix. La tienne, toi que je rencontre, que je découvre, la leur, eux qui croisent mon chemin, mes explorations, la vôtre, amis, familles, proches que j’accueille, sans lassitude ni habitudes. Sonorité incessante de l’espace.
Le voyage comme une voie. Une intuition de ne jamais rester sur l’acquis, l’assis, le bétonné. Toujours partir un peu plus loin pour bâtir. Poser le pas suivant comme un départ. Ni fuite, ni désordre, ni angoisse, juste un pas de côté décalé, permissif, inventif. Une voie ? Mais il n’y en a pas qu’une… et heureusement ! Car chaque voie est une et unique à l’heure où on l’explore, la déflore, la goûte et l’écoute. Humble discrétion de l’inédit.
Quand on n’y prend garde, le voyage peut être agression. De voyageur on devient voyeur, dans le geste, la parole ou le regard. Voyager, se nourrir, engranger, cueillir, rencontrer peut se transformer en voracité, en rapt, en viol, en prise d’otage du lieu, de l’instant, de celui qu’alors je ne respecte plus. Je ne suis plus veilleur du meilleur et de l’inattendu, encore moins d’un élan. Je vole, j’abîme comme un voyageur rageur et ravageur. Férocité de l’égoïsme.
Il n’y a d’âge pour le voyage. Il prend la figure du nôtre, reflète nos impatiences, comme nos timidités. Tente de répondre à nos attentes, d’apaiser nos urgences. Faut-il beaucoup de kilomètres pour voir ce qui vit là-bas, loin, derrière les monts et les mers ? Ou plus simplement, aller au-devant de ce qui vient sans prévision ? J’ai voyagé je crois, de milles manières, de milles couleurs, de milles instants, sans toujours le savoir. Le temps m’a appris. Nous sommes en voyage, toujours, aujourd’hui et rien ne peut ternir la richesse de ce présent.

Portrait 3

C’est devant une peinture de la vie rurale avec des enfants dans les champs que cette idée de portrait m’est venue…

« Attention ! Si tu ne reviens pas de suite près de moi, tu vas voir ! Je compte jusqu’à 5 … 1… 2… 3… ». Cela allait rarement plus loin. Ma frayeur de petite fille ne supportait pas l’idée de ce qui pouvait arriver. Ma mère ne l’a jamais précisé, je ne l’ai jamais demandé. Je l’ai largement imaginé. Mes cauchemars nocturnes portaient la trace d’abandons dans de grandes maisons vides, de places envahies d’une foule étouffante, de poignes violentes m’emportant loin de chez moi, de voix perdues dans le vent sifflant … et plus d’échos, pas d’échos, aucuns échos. Si ce n’est celui de la colère de ma mère si mon lit se mouillait de ces peurs nocturnes.

J’ai 7 ans et la vie n’est pas douce. Ma mère a peu de temps pour se soucier de ce qui m’envahit la tête. Elle s’agace de mes sursauts face à des visages inconnus, de mes réticences à partir loin au fond de la cour si le noir l’envahit, de refuser de rester seule pour vendre les œufs au marché du bourg le vendredi matin. Rien ne la dévie pas de sa route obstinée pour tenter d’assurer le quotidien. On ne s’écoute pas. Alors on n’a pas le temps d’écouter les autres.

Je suis la 5eme enfant de la famille. Frêle fille après 4 gars bien bâtis, bien bruyants, bien utiles. Le simple fait d’être une fille gêne mon père qui pense déjà au coût de la dot. Gênée, ma mère l’est aussi. Sans doute voit-elle en moi comme un miroir de cette histoire qui recommence sans fin. Le mépris d’être quantité négligeable, le poids des journées à servir, l’amer du plaisir raboté, le fer des hommes qui dominent et possèdent … et ce labeur incessant.
En ce matin d’hiver, je pars pour la première fois vers l’école. Mes frères y vont, quand la ferme ne les retient pas. Que je vienne ou pas leur importe peu, pourvu qu’ils ne doivent pas se soucier de moi. La lourde table de la cuisine portent les bols de lait fumant. Debout, face au feu encore timide, j’essaie de tout boire sans me bruler tout en fourrant dans le sac de toile que j’ai autour du cou, deux morceaux de pain, un peu de lard et deux pommes toutes ridées. Ce sera tout pour la journée.

L’école est à 5 kms dans le village d’à côté et je sais que je vais devoir me débrouiller seule dans l’ombre encore lourde du matin. Pas question pour mes frères de s’encombrer d’un haricot mal poussé, comme ils m’appellent. Alors je respire fort, je serre mes petits poings, noue fermement mon cache-col et franchit la porte. Un dernier coup d’œil en arrière et je cueille un improbable et précieux sourire de ma mère avant qu’elle ne détourne vivement la tête. Douceur volée.

L’ombre de la cour de la ferme m’est encore familière mais celle du chemin creux bordé des grands arbres est celle que je redoute. Quels langages parlent-ils ? Se nourrissent-ils de petites filles égarées ? Le vent est-il mon complice ou mon combattant ? Je n’en sais rien. Je sais juste une chose. Au bout de ce long chemin sombre, il y a ce que je désire tant… l’école. Cette jeune femme entrevue dans la cuisine de la ferme pour convaincre mon père de libérer mes frères un peu plus souvent du travail pour y être présents, m’a ébloui. Ce mélange de douceur et d’audace face à la rigueur rude de mon père, une voix respectueuse mais ferme, un regard droit, qui m’électrise quand j’entre dans la pièce. Et surtout, l’improbable respect de mon père, comme une quasi déférence que je ne lui ai jamais vue.

Je n’ai pas compris tous les mots. Juste cet appel à apprendre, à entrer dans un univers neuf. Entrer dans ce mystère que quelques-uns seulement percent. Apprendre pour ne pas avoir ce regard perdu, humilié de confier la lecture des lettres ou papiers à d’autres. Je veux cette victoire-là que mes frères raillent par pudeur ou malaise. Je veux échapper à tous ces poids que je sens sans pouvoir les nommer.

La nuit toute proche de l’aube m’enveloppe. Mes sabots font leur musique à eux, dans la boue, dans l’herbe mouillée, butant sur les cailloux… Mes pas résonnent dans la pénombre. Je chantonne doucement pour me donner du courage. La ritournelle que la vieille Marie chante aux veillées. Et tout le monde balance, épaules soudées, ondulant autour de la grande salle de la ferme. Je m’échappe toujours loin de mes frères et de ma mère pour savourer et rester le plus tard possible. La vieille Marie chante mais elle raconte aussi les histoires. Sa voix est comme une rivière, elle charrie le vent, le bruit du marché, la carriole qui passe… tout y est ! Un monde complet. Mon cœur bat, gonflé d’un bonheur intense en ces moments-là.

Alors j’essaie de me raconter ces histoires à nouveau. Je mets un mot à chaque pas. D’abord l’histoire du cheminot égaré jusqu’à notre village. Tous les tours un peu pendables que les villageois lui ont joué sous leurs airs bienveillants. On n’est pas admis ici comme ça. Celle de l’écureuil qui parle pour effrayer le gros Louis toujours un peu malhonnête. Sa course précipitée dans les bois pour échapper à cette voix qui sort d’on ne sait où, me fait toujours tellement rire. Celle de la conteuse en habits noirs. Menant son errance de villages en villages. La voix éraillée portant des histoires sombres, lentes, graves, aux escaliers grinçants et aux cœurs battants. Monter vers la paillasse au grenier à la fin de l‘histoire prend alors des allures d’audace farouche.

Mes pas rythme ma rêverie. J’ai un peu oublié où je suis, où je vais. Le chemin se rétrécit un peu, les grands arbres courbés sur ma marche. Ils forment maintenant un tunnel protecteur. Et là, plus loin, au-delà du petit goulot de feuillage, une faible lueur pointe. L’école. En lisière du village voisin. A la musique de mes sabots dans le chemin vient se joindre en sourdine grandissante, les voix des enfants. L’heure est encore au lait chaud près du poêle. Je suis à l’heure. J’y suis arrivée. Je suis là. Mon premier jour.

L’odeur du bois enflammé me cueille à l’entrée, les regards me jaugent, mes frères ricanent et une douce voix me rejoint :
– Pose tes sabots, là, sous le porte manteau, et viens nous rejoindre près du feu, ordonne la maîtresse, c’est bien, tu es à l’heure. Tu n’as pas traîné en chemin.
Puis après un silence elle ajoute :
– Nous allons attendre encore un peu les filles Duchemin, les deux nouveaux élèves de Fleuveur. Si dans un quart d’heure ils ne sont pas là, nous nous mettrons au travail sans eux.

OOh ce premier jour aux allures de nouveau monde, cette première lettre tracée à la plume comme une histoire, cette première poésie récitée sous le feu des regards de tous, ce premier mot admiré par la maîtresse, cette première phrase. Et le premier livre emporté à la maison lu dans le noir de la soupente à la bougie. La première lettre déchiffrée pour mon père. Le premier regard de respect des hommes de la maison. Le premier encouragement de ma mère, en sourdine, quand nous sommes seules. Rien n’a jamais terni la vigueur de cet élan neuf. Aucune embûche, aucun frein de mon père, aucune marche pénible et longue, aucun « mais mademoiselle vous n’y pensez pas ! ».
Je n’ai presque plus jamais entendu ma mère me menacer en comptant jusqu’à 5. En franchissant cette nuit de quelques kilomètres sans broncher, sa timide et fragile petite fille soudainement si déterminée, a forcé son respect et son admiration, je crois.

Ce matin, j’ouvre pour la première fois, la porte de l’école du village. Comme maîtresse cette fois-ci. Je bourre le poêle de bois, je frotte les bancs de bois, je pose cahiers, crayons, livres pour chacun.
Je sais que je suis prête bien trop tôt. Mes petits ne seront là que dans une heure. Mais l’excitation m’a tenue éveillée. Comme une arrivée au port. J’y suis.

Saveurs

Le soleil s’est uni au vent aujourd’hui. Sous le flot doré, les feuilles dansent et s’enlacent. Tournées vers la chaude lumière, elles explosent et répondent amoureusement à l’insistante caresse. La chaleur pénétrante s’infiltre, comme un goût de naissance. Et la complicité du vent ôte toute pesanteur.

 Mes yeux se ferment. Cette lumière qu’ils taisent à peine, glisse en moi comme un torrent. Douceur ambrée que le souffle hardi allège et embellit.

 Les sous bois bruissent de saveurs et de notes. Vigueur affichée des verts multiples, palette innombrables de nuances subtiles, tailles, formes, du plus foncé au plus clair, chacun arborant fièrement sa force de printemps. Les fleurs timides, audacieuses, fébriles cherchent leur place. Cachées dans le tapis ourlé de lierre, dressées le long du chêne fragile en gerbes lumineuses ou groupées en troupe rassurantes d’une violine ardente, elles guettent ou goûtent elles aussi, l’instant vivant.

Au gré du chemin, le soleil se glisse furtivement, trompant la vigilance des arbres et de leur parure. Ils couvent avec bienveillance sols et chemins, petit peuple d’en bas ou d’en haut jamais en repos, terre en éveil. Là, les rayons écartent les branches, ouvrant au détour de mon regard, une oasis baignée d’or. Mon regard se lève et la joie du feuillage en danse et en musique nourrit mon être.

 Au loin dans l’abîme du bois, au creux de la pente assombrie tinte le ruisseau. Sa source le lance. Dans sa course, il chantonne et glisse, saute et sonne, cours et murmure. Il scintille, doucement, chemine, humblement, savourant comme moi, la grâce ajustée qu’apporte ce jour.

 Aujourd’hui, le soleil s’est uni avec le vent…

 

Pousser la porte

Pousser la porte ? un effort surhumain. Comment affronter les regards, les mots. Trouver ses propres paroles. Rester debout. Surhumain. En toi, le socle est fracassé de trahisons, de mots oubliés, de regards façades, de lassitudes. Des bribes se disent encore mais si calfeutrées.
Pousser la porte est surhumain. Repartir à la rencontre, c’est sortir de son trou le petit reste d’espoir caché, briser le mur de la peur. Celui qui t’a fait passer des centaines de fois devant cette porte, avec des gestes muets et un pas sans arrêts possibles.
Pousser la porte a été un cadeau, de celui qui croit encore pour toi et en toi. Ton cadeau aussi pour un autre. C’est parfois un peu plus urgent que pour soi-même.
Ta main tenait la sienne quand tu as poussé la porte. Plus petite, serrée dans tes doigts. Enlacée à toi comme le seul verrou possible. Et derrière la porte ouverte, personne n’a regardé ta vie claudicante, tes pas silencieux, tes blessures encore ouvertes. Le bonjour était pour toi, ta main sur la porte et un bout d’espoir dans les yeux. La rencontre, simplement.
Il y a eu des jours et des jours, des cafés, des matins, des heures, des minutes. Pousser la porte est devenue une survie, un soulagement, une envie, un plaisir, une joie. Et ton regard venait de loin en réponse à ma question : « il est où ton rêve ? ». Ta réponse a jailli : « dans ce moment, là, où je peux te faire confiance . Je n’y croyais plus.».

Tricoter serré. Les mailles tirées, enroulées, croisées, nouées. Tricoter la vie, les liens, toi avec moi, nous avec lui, et lui et eux et nous… Ton regard, clair de lumière, pétillant, en dit long sur les mailles rapprochées qui te lie maintenant à la vie.

Esclavage

Le sillon creusé du malheur dessine les questions sur ton visage. Dans le noir de la cale malmenée par les coups sourds de l’océan, je ne peux oublier ton regard. Il sonde ces impossibles trahisons, ces départs improbables, ces routes sans retours. Et ce vent qui souffle encore et encore.

Entravés dans l’amoncellement des corps et des pleurs, nos regards sont nos épées, nos encres, nos flambeaux. Ils écrivent par-delà la révolte, la foi ancrée au plus profond de nos êtres, celle que rien ne peut réduire. Comme le souffle de ce vent vorace.

Ton regard est souverain, de ce royaume au bord des larmes, cueillant inlassablement cette pépite du cœur. Il porte l’audace de ce temps étiré à l’ampleur du désespoir, une audace de coureur de fonds, une audace de fer, une audace de feu.

Ce vent ennemi épuise nos corps. Pareil aux singes bruyants et fuyants, harcelant les plus fragiles. Ce vent ne répond pas à nos questions sans mots. Il est le silence de la brousse vide de nos larmes. Et il souffle, encore et encore, lave nos regards, soigne nos sillons de peur, avale le temps interminable. Devenant notre allié au chemin de patience, au creuset de l’espoir.

Ton regard me hante, il souffle la musique ténue d’une autre vie, d’un pied marchant sur une terre nouvelle, d’un chant aux accents d’une histoire, que toi seule peut encore raconter. Ton regard a conquis mon royaume au bord de sombrer. Sculptant nos corps, épousant nos désirs perdus, ouvrant un envol.

Ton regard me caresse, ma main te cherche, nos peaux s’épousent. Rien ne peut arrêter le triomphe de la vie, nous en sommes la preuve.