Passante

Ceci est une nouvelle écrite pendant un séjour à Rome. Dans un concours de nouvelles, elle a passé la rampe des 48 présélectionnés mais pas celui de finaliste! Ce sera pour la prochaine fois.

Je crois que je l’ai toujours vu là cette larme traçant son sillon fade sur la façade ocre du palais de l’autre côté de la rue. Et ces peintures aspirées par le temps laissant affleurer la chaux et le ciment.
Elle aussi je l’ai toujours vue. Silhouette diaphane dans son manteau rouge élimé. Ses cheveux gris hâtivement noués d’un foulard défraîchi et ses bas noirs trop larges glissant en plis disgracieux le long de ses mollets maigres.
Elle passe tous les matins tous les soirs aux mêmes heures. Indifférente aux temps, à la pluie, aux vacances ou aux foules. Elle passe, menant son chemin silencieux et décidé. Par une étrangeté du temps qui m’échappe, sans jamais y prêter attention, je suis presque toujours à ma fenêtre à sa venue. Et je la suis du regard, intrigué de ce pas habité et solitaire. Sans elle, il manquerait quelque chose à mon plaisir de regarder la petite vie de mon quartier, au jour le jour, depuis mon perchoir.
Rome est vivante, animée, parcourue de foules de touristes ou de romains pressés. Les scooters glissent entre les passants… Et Rome renaît aussi. D’autres palais ont retrouvé leur splendeur orangée, ocre ou carmin claquant au soleil. Rome est fluctuante mais elle, non. Elle trace immuable un invisible fil, comme une promesse indénouable et inavouable. Je pense qu’elle sait que je la regarde. Une imperceptible tension l’habite un instant quand elle passe sous ma fenêtre.

Je sais qu’il me regarde ce jeune homme. Qu’il détaille ma silhouette, observe mes pas. Je sais qu’il voit ce qu’il ne m’importe plus de voir. Je sais. Je n’ai plus envie.
Je l’ai arpentée tant de fois cette rue de Rome. Au temps où le maraîcher au coin de la via della Lungaretta haranguait les passants pour vendre ses légumes fraichement arrivés de la campagne. Au temps où le petit café, piazza di Santa Rufina sentait la braise noire du four à pizza et bruissait des raclements acides des verres sur les tables en formica. Au temps où, depuis le bar où il officiait, Sergio me suivait de son regard attentif.
Je crois qu’un sixième sens lui donnait de toujours lever les yeux à mon arrivée. Je suis à peu près sûre qu’il n’a raté aucun de mes passages. Ceux des courses, ceux vers l’école pour aller chercher mes petits frères, ceux chargée de linge pour ma patronne de la blanchisserie Amarillo. Arrivée à proximité du café, je me redressais, même lourdement chargée, mettant mes seins bien en avant, le regard loin, les hanches flottantes. Jamais je ne lui ai montré que je savais. Que son regard me brulait, que son attente me caressait. Je ne montrais rien, mais pour autant je sais qu’il savait !

1936, j’ai 18 ans. Ma mère se meurt de trop de travail et de trop de douleurs. Mes trois frères sont plus jeunes et la famille survit grâce à l’argent que je ramène. J’ai 18 ans et les mêmes rêves de folie et d’amour que les jeunes filles courant la ville. L’envie d’être électrisée, remarquée, enlacée, aimée. Et ce regard de Sergio passant outre les murs du café, scrutant mes pas dansants, goutant ma jeunesse, remplit mes nuits, mes sens, mon cœur à foison. Mais Sergio ne dit rien. Ne quitte pas son bar. Ne s’aventure sur la route où je passe. Rien de plus que ce regard…
J’ai refusé sans raisons apparentes la demande en mariage du fils aîné du maraîcher. Celle du jeune cordonnier nouvellement installé dans la rue adjacente. Et celle aussi du fils de ma patronne. Ma mère s’en est allée espérant jusqu’au bout me voir au bras d’un époux. Et nous avons emménagé avec mes frères dans une pauvre chambre sous les toits… Qu’importe, ils seront bientôt partis.

Mes frères ont pris une part de la charge, qui au port, qui chez le maraîcher ou au café de Sergio pour le plus jeune, Francesco. Je l’envie secrètement d’être admis, dans cet antre interdit aux filles qui se respectent, là où moi je ne peux pas m’aventurer. Et je rêve de la musique s’échappant parfois le soir du petit bar et du regard de Sergio.
Sergio au temps de nos heures d’enfance c’est une main, une voix, une douceur interdite. Sur le chemin de l’école, Sergio est le plus gentil, le moins bagarreur, et nos regards parlent la même langue. Parfois, au retour, la route fait un détour, nos mains se touchent et confidences et rires se partagent. Mais nous sommes des enfants, promesses d’enfants, d’enfance, d’espérance. Enfants nés de l’après-guerre, et ces années 30 respirent pour nous autant la pauvreté qu’une envie démesurée de demain.
Les enfants grandissent, les mains des garçons ne touchent plus les filles, ou si peu, si vite. Une caresse murmurée dans la pénombre de la fête annuelle du quartier, quand les parents un peu gris ne voient plus trop où sont leur fils, leurs filles, les mains et les regards. Avec Sergio, seuls existent dans ma mémoire et ma peau ces rendez-vous là, furtifs, volés au groupe, à la vigilance.

En sortant de l’enfance, je suis devenue belle, je le sais. Les attentions des hommes, la peur de ma mère, l’orgueil de mes frères me le disent. Le feu couve dans mon regard, dans ma taille fine, et mes longues jambes. Mes hanches dansent, mon rire vole… Et Sergio me regarde depuis le bar. Les enfants ont grandi et les parents décident, tranchent, arbitrent. Ils sont les maîtres.
Il a promis, je n’ai pas oublié. Il a promis, une vie, pour nous deux, contre son père, contre sa mère, contre sa grand-mère, il a promis ! Alors au creux des semaines harassantes, Francesco devient le messager de quelques mots pour briser le silence infernal. Griffonnés sur un carton de bar, un bout arraché au journal périmé. Quelques mots absurdes livrant un roman pour qui lit derrière la banalité.

J’ai 21 ans. 1939, la guerre à nouveau. La terreur aussi. Silence et méfiance ont pris leurs quartiers dans toutes les rues. Chemises noires, violences et cris ! Et le départ des hommes aussi. Ce soir c’est le tour de Sergio. Demain à l’aube, il prend la route sans cœur, sans envies. Ce soir, l’ombre de la rue sera notre refuge. Un baiser passionné a dépassé les interdits, noué l’amour et la peur. Ses mains sur mes seins, nos corps en fusion à même le mur de pierre. Rien n’a pu arrêter la force du nous de cet instant-là. Nous en un unique pas de deux.

Et puis l’attente, le silence. Et l’attente encore et encore, poisseuse de fatigue, collante de questions vibrantes, d’avenir si étroit, si fragile, si opaque. Le temps passe, toujours le même, le quotidien n’a plus de dates, ou d’années, juste des jours et des jours. Et on ne sait plus rien ni de son âge ni de sa vie. Et le silence à la naissance de l’enfant, son enfant. Le silence sans mots des courriers qui s’égarent. Le silence encore à la mort du petit, juste mon pas solitaire aux graviers de sa tombe. La guerre ne fait aucun cadeau. Et elle ne dit rien des disparus même quand elle s’arrête.
La vie continue, on bouge, on respire, un peu comme un automate. Les frères qui se marient, les neveux et nièces que l’on câline. Et toujours le soir, cet escalier sombre qui mène aux combles, à cette chambre sous les toits qui porte les fêlures de mon enfance et du temps qui passe.

Le café du coin est devenu un petit restaurant aux tables de bois. L’homme qui scrute les passants est venu d’ailleurs, il a acheté les murs aux parents de Sergio. L’étal du maraîcher est devenu une mini superette, et les scooters encerclent la fontaine de la place. J’ai 80 ans. Et je passe chaque jour à l’heure du café du matin. Je me penche sur le filet maigrelet de la fontaine. Je bois à la vie toujours là, à l’espoir accroché. Je passe mes mains à l’eau fraîche, à l’instant toujours neuf. Et chaque soir j’y retourne au crépuscule, versant dans l’eau qui s’enfuit un peu d’eau de rose, un peu de la vie écoulée, un peu du pas de deux si peu dansé.

Cela fait deux jours qu’elle n’est pas venue, même en retard. Je guette. Je suis étonnamment inquiet de cette absence. Pourtant je ne sais rien d’elle. Je me lève fébrile, guettant sa venue. Mais rien. Alors je me lance à sa recherche. Je questionne, j’interroge. Mais personne ne sait rien.
Quand je sors de l’immeuble, le jour se lève à peine. Je m’engouffre dans celui d’en face, sombre et à la peinture lépreuse. Je cherche, je frappe, je monte encore, je questionne. La vieille dame au manteau rouge ? Si, là-bas. La dernière porte à droite au fond du couloir.
Je l’ai trouvé allongée par terre, inconsciente. Je l’ai accompagnée à l’hôpital. Je ne sais pas bien pourquoi. Et je suis resté pour veiller son silence, son trouble. Calmer ses mains qui se tordent, apaiser d’une vague caresse sur son front les cris venus de si loin. Tiré par un fil invisible.
Un soir elle a ouvert les yeux, elle a souri.
– Sergio ? souffle-t-elle
– Oui.
Mais comment connait-elle mon nom ?
Le silence se fait soudain moins pesant.

– Sergio ? insiste-t-elle
– Oui je suis là.
– Je savais que tu reviendrais.

Elle est partie emportant son secret. Je sais juste que je suis venu à un rendez-vous dont je ne sais rien. Et je sais pourquoi les larmes n’ont pas disparu de la façade ocre. Une trace fragile d’un pas de deux éphémère.