La glace est rompue.

Un regard échangé. Un sourire maladroit et Jeanne continue sa route.

Elle passe tous les matins à côté de cet homme assis sur son sac à dos. Toujours à la même place. Et tout se bouscule dans sa tête. Pitié, malaise, rejet, refus d’ignorer, envie de réponse à ce regard franc, c’est un magma informe en elle. La rapidité du passage, la foulée de son pas, le temps est compté. Alors elle ne fait rien. Et elle s’en veut. Chaque matin.

Elle connaît bien les poncifs énoncés par la plupart. Et elle ne les partage pas. Sans arriver pour autant à dépasser son inertie.

Ce matin, le soleil est haut même si le froid pince. Jeanne sort du métro. Lentement. Le feu est rouge, les voitures fusent devant elle. Tant mieux.

De loin, elle regarde l’homme du matin. Assis comme d’habitude. Elle traverse et sort de sa poche son paquet de cigarettes. Et au moment de l’allumer, s’arrête. Mais oui, bien sûr.

Timidement, elle s’approche et offre à l’homme une cigarette. Pourtant, c’est elle qui est en demande. Il accepte posément. Remercie brièvement. Sa voix à l’accent rocailleux intrigue Jeanne qui se lance dans la conversation. Quelques phrases échangées. Et Jeanne découvre qu’il est d’origine hollandaise. Alors quelques mots de néerlandais les rassemblent un instant. Sourires légers.
–          Bonne journée, à demain.
–          Vous aussi
La glace est rompue. Chaleur humaine partagée. Chacun comme il est.

Merci.

Humeurs potagères…

Décidément sommes-nous bien humain ?

Dans ce cargo infernal du matin qui traîne, impassibles, des millions de soumis, j’ai ce matin des visions de potager. Un fou rire intérieur me prend d’allonger celui-ci en poireau, d’éclater celle-là en en chou fleur.

Au fond du wagon, une femme tente sans discrétion d’attirer l’attention. Telle une salade a l’étal, apprêtée et coquette, elle s’applique à capter les regards des passagers.  Ma coquette salade a visiblement essayé d’ordonner l’exubérance et le désordre de ses feuilles ; donné à chacune, une place, un espace, elle a veillé à ne pas étouffer le cœur, fragile, attendri et recroquevillé. De chacune, elle a guidé l’apparence, les ourlant d’un vert plus sombre, soulignant les courbes avantageuses d’un maquillage approprié. Puis elle a soigné l’émotion, laissant quelques larmes légères perler de ci de là, en glissades langoureuses. Qui va-t-elle capturer ainsi ?

Puis mon regard accroche l’épaisse silhouette d’une femme au manteau de laine. Elle a tout du potiron de ma soupe d’hier : les formes rebondies, la peau rugueuse, le nez carré pointant dans un visage un peu bouffi. Son regard éteint, ses soupirs comme son manteau orange alourdissent la ressemblance.Si elle est potiron où est dans ce wagon, l’échalote pour ajouter du piquant à mon potage ?

Ce n’est pas une échalote que j’ai trouvé mais un oignon ! Curieux et sans gène, se mêlant sans vergogne à la conversation, l’alimentant même tout seul. Assis à côté de madame potiron, il n’a de cesse de faire cesser ses soupirs par un flot de paroles. Un oignon peut-il avoir le melon au point d’ignorer que l’on puisse ne pas avoir la banane ? Peut-être n’a-t-il qu’un pois chiche dans le cerveau pour ne pas sentir ce que son intrusion verbale a d’importun ?

Madame potiron en soupire de plus belle. Comment réduire cet oignon bavard au silence ? Le faire revenir au ras des pâquerettes ? Lui courir à son tour sur le haricot ? ou le glacer de regards acides ? Madame potiron souffle et s’agite, ses rondeurs soulevées de soubresauts agacés.

Et c’est la salade qui l’a sauvée. Approchant ses courbes avantageuses et colorées du bavard assaisonné, elle a réveillé tous ses sens au point de le réduire au silence.