Étreintes de feu

Tu es loin. Et le feu brûle… Vorace, appliqué… Devant cette obstination rougeoyante, je ne peux m’empêcher de penser à cette proximité-distance qui donne naissance aux flammes. Caressé par un souffle invisible, allumé d’une incroyable étincelle.

Tu es loin. Encore. Et l’écart entre les bois comme un mystère. Juste cet espace loin de l’autre pour brûler soi-même, se consumer tranquillement. Juste l’autre bûche, pas trop loin, juste assez proche pour irriguer de sa chaleur, le bois offert, les braises naissantes.

Tu es loin. Toi aussi. Et ces flammes sensuelles, épaisses, actives, nées de presque rien, de cet éclair incontrôlé, infime, fugace. Elles se glissent entre le bois, fissuré peu à peu. Le bois si solide. Mangé par le feu, magnifié, transformé. Alliage, mariage, complicité, combat … fascinant et troublant.

Tu es loin. Très loin. Et dans le silence du matin, seule la mélodie essoufflée de l’âtre emplit la pièce. Le jour n’est pas encore là, le nuit paresse. Chaque flamme présente et dansante, grignotant le bois offert, me parle. De cette longue distance, de cette absence infusée dans le quotidien, qui ronge et fissure nos liens. Insidieusement, méticuleusement. De ce silence sans étincelles. Qui me brûle.

Tu es loin. Et le feu, affaibli un instant, appelle mes gestes pour bouger une bûche, rassembler les braises, rapprocher les bois éloignés, changer les angles, orienter les parts offertes de chacune, pour brûler mieux… et encore. Gestes interdits avec toi, chacun de toi. Caresses, corps à corps, baiser, étreintes… Va-t-on en oublier jusqu’aux mots ?

Tu es loin. Et un bruit trouble le matin. Une bûche s’écroule. Plus de force. Mangée de chaleur. Elle est presque braise, devenant baiser, nourriture pour celle qui se tient encore fière. Elle lèche, ondoie, glisse, savoure… proche, avide. Brûler l’un près de l’autre. La vie en flamme s’enflamme. Tu, toi, vous, chacun, et les autres aussi… me manquent.

Ne pas laisser le feu s’éteindre !

De la pluie et du beau temps…

Ce matin je suis pressée, j’ai très peu de temps pour avaler un petit quelque chose avant de prendre le prochain train. Et j’ai faim. Plutôt que d’attendre dans la gare froide, je file vers le café d’en face. En ce samedi midi, la salle est bourdonnante. Les habitués me suivent d’un regard insistant mais je m’en moque. Un espèce de drôle de silence court sur mon passage. Qu’importe, je m’installe à une table. Je commande. Et je sors l’inévitable cahier et stylo qui ne me quittent jamais. Pour ces petits instants d’écriture volés au rythme trépidant.

Un homme s’installe en face. Perdue dans mes pensées, je ne le vois même pas. Le crayon en suspend, j’attends la phrase qui s’enfuit.

  • La neige va tenir je pense » lance l’homme d’une voix grave

On me parle ? Je lève le nez, sans baisser le crayon. Son regard est clair, attentif, souriant. Je ne sens aucune attente, juste cette envie d’échange. Briser cette petite bulle de solitude. La mienne ou la sienne ?

  • J’acquiesce poliment « Oui la neige va tenir j’espère, j’aime ce temps-là. »
  • « Moi aussi. » conclut-il dans un petit sourire.

Mon plat arrive, coupant court à l’échange. Mon temps est compté, je me dépêche… j’ai un train à prendre malgré la neige. Quand je me lève pour payer et partir, sa place est vide, ses affaires encore là. Je file.

Evidemment la neige perturbe le voyage. Et sur le quai déjà bien envahi de neige éparse, le froid transperce un peu. Pas les bonnes chaussures, pas le bon manteau. Pas le temps non plus. Et ça… la neige s’en moque. Elle provoque même. Pose comme une évidence notre impuissance, pousse nos impatiences dans leurs retranchements. Surtout arrêter de soupirer, cela ne sert à rien. Mes mains s’agitent dans mes poches, je les frotte un peu l’une contre l’autre, piétine un peu pour ne pas laisser le froid me grignoter le corps.

Le train traîne évidemment, retardé, encore retardé, et j’oscille dans cette hésitation infernale entre « je reste en espérant qu’il arrive pour finalement arriver pas trop en retard à Paris » ou « lâche abandonne, c’est foutu, tu… ».

Une voix grave que je reconnais m’interromps dans mes pensées : « Ce mépris des horaires et de nos impératifs ne mérite qu’une seule chose, c’est que je vous invite à prendre un thé ou un café pour vous réchauffer. »

Interloquée, je relève la tête et sourit de ce langage si joli. Après tout, je ne savais pas que faire, j’aime que les circonstances me propose une solution. Allons-y.

Café noir pour contraster le blanc qui s’étale. Mots banals pour contenir la contrariété. Et puis à bientôt. Chacun sa route. Il a bien tenté de connaître ce que mon crayon suspendu tentait d’écrire mais j’aime laisser le secret sur ce qui mijote en moi. Porte verrouillée pour les inconnus, monsieur !

Il est parti un peu plus rapidement que moi et j’ai continué à profiter de l’ambiance animée du café. Des blagues graveleuses qui fusent avec un rapide regard pour voir si je réagis. Une femme seule vous savez ! Des complicités autour des cartes qui claquent sur les tables. Et puis derrière la vitre un peu enfumée et embuée, cette neige douce qui continue de tomber. Recouvrant avec obstination les traces de passages et de vies.

C’est dehors que j’ai savouré ce temps étouffé. La neige adoucit, unifie l’espace. Rues, voitures, traces souvent sales de la vie commune, prennent un air de virginité nouvelle. Le froid dissuade de sortir et les passants sont rapides, frileux, peu nombreux.

Imprimer son pas dans le duvet tout neuf. Pas de mon enfance pour dessiner mon empreinte, ma route, unique, fière. Pas éphémères à l’ampleur de l’instant laissant une marque dans l’espace et le temps. C’est mon pas et c’est le premier ! Pas de la carte du tendre aussi, pas partagés scellés par la neige en premier nœud amoureux… Pas de parents attendris devant les enfants goutant cette première audace du haut de leurs petits pas. Que de pas appelés par ce velours blanc.

Je m’engage vers l’hippodrome savourant à l’avance l’étendue blanche bordant la forêt. Et c’est là que je l’ai vu de loin. Au milieu de ce qui était la pelouse, je le vois poser un pied dans la neige immaculé, puis un autre, puis encore. Il se retourne pour regarder sa trace. Et je l’entends rire. De ce rire d’enfance inimitable. Et il avance, dessinant scrupuleusement, un immense cœur avec ses pas. L’amour vu du ciel ?

Mon rire a fusé quand je l’ai vu hésitant, ne sachant comment quitter son dessin sans briser le cœur, sans lui ajouter un appendice disgracieux… Sursaut d’enfance à nouveau. Heureusement il ne l’a pas entendu. Je l’ai regardé partir regardant le ciel comme un ami, embrassant les flocons de ses bras, glissant sur le chemin pour mieux saisir la blancheur. Et j’ai eu comme un gout de rendez vous manqué.

Je n’ai pas pu résisté non plus et regardant si j’étais bien seule, j’ai entrepris moi aussi de dessiner mon humeur sur la piste éphémère. Imaginant une sortie à mon dessin, quelques pas alignés comme des gouttes, fil ténu tenant mon cœur arrimé… au chemin ? à demain ? à cette neige? A ce mystère de l’instant que je ne veux surtout pas déchiffrer.

J’ai resserré mon écharpe, remonté un peu mon col. Mis de côté mes pieds trempés. La courbe douce de la piste s’échappe de la brume. Suivre la barrière qui serpente. Regarder la terre porter ce linceul comme une naissance. A l’approche des grandes écuries, la statue équestre noire tranche comme perdue de solitude. J’ai envie d’aller jusqu’au château, le contempler dans sa nudité blanche.

« La neige va tenir, je pense » lance une voix grave. Je sursaute. Il m’a surpris, je ne l’avais pas vu, toute entière absorbée par la ouateur ambiante.

Nos rires se sont noués autour d’un deuxième café.

Partager l’enfance, c’est passer les barrières.

Palazzo Nani

Palazzo Nani

L’air est lourd ce matin. Mon sac de courses me tord un peu le bras. Il reste encore les quatre étages à monter. Et cela, je le redoute à chaque fois. L’ombre près de l’entrée de l’immeuble me soulage un instant. Je relève la tête, hausse le regard, pas question de donner à voir ma fatigue. Je viens de croiser à l’instant une touriste, appareil de photo au poing. Que fait-elle dans ce quartier aux immeubles communs, aux pauvres cours sans charme. Je me le demande.

Moi-même, si je retrouve chez moi des souvenirs rassurants, je suis sans cesse à chercher mes repères perdus, à lire le contraste dans les yeux de mes voisins, à être incapable de tisser des liens avec eux. Pourtant mon immense solitude me pèse.

Ils m’appellent « La Nobile », sans trop connaître mon histoire. Sans doute mon chignon impeccable dont aucune mèche ne s’échappe, mes tailleurs stricts d’un autre temps, les accessoires et maquillage que je porte quelque soit l’heure ou les circonstances, mon pas alerte, digne, sans faille et mon regard haut même si je suis menue et fine, creusent l’écart et tiennent à distance. Et la distance stimule l’imagination, les rumeurs, les chuchotements sans fondements. Je le sais, mais qui puis-je ? S’ils savaient, ce serait encore pire peut-être !

Je suis née en 1946,  il y a 73 ans dans le palazzo Nani qui fait face au parc Sarvognan. Il borde le fondamenta di Cannareggio. Opulent édifice aux fenêtres hautes et sculptées, aux balcons de pierre, à la façade d’un blond-gris reposant et doux. Encore aujourd’hui sa noblesse faite de simplicité et d’équilibre est une référence dans les alentours. J’ai couru dans ses couloirs aux parquets cirés craquant sous mes pieds menus, j’ai ri en m’enroulant dans les lourds rideaux de brocart malgré les affectueuses gronderies de ma nourrice. De mes nourrices devrais-je dire, tant elles se sont succédées à mes côtés.

Ma mère est morte à ma naissance et mon père travaille sans relâche pour maintenir à flot l’usine familiale de Murano, malmenée par les années de guerre et de dictature. Je le vois peu, il s’intéresse peu à l’enfant que je suis. Si au moins j’étais un garçon, ce ne serait pas pareil.  Mais je suis une fille, choyée, gâtée, grandissant dans un palais aux escaliers de pierre sculptée, aux lustres et tapis de prix, avec précepteur, nourrices, maître d’hôtel, argenterie à tous les repas. Un quotidien hors du monde. Une prison dorée.

Mon premier choc est l’école. Le pensionnat devrai-je dire. J’ai 11 ans et je quitte mon univers bien connu pour une vie de groupe, de filles dont je ne sais rien, de règles et de promiscuité. Je regarde les sœurs engoncées dans leurs cornettes comme des êtres venant d’ailleurs. J’ai perdu le rire. Ma bouche se ferme. Mon père m’a à peine dit au revoir. Il m’a glissé un rapide baiser froid sur le front. Un soupir aux lèvres. Un chuchotement à l’oreille : « Tu lui ressembles tant » et il a disparu. Et il me manque car rien ici ne me plaît. Et personne d’autre que lui ne m’attend.

Au pensionnat, les filles me font peur. Je ne comprends pas leur codes, encore moins de quoi elles parlent. Les quelques privilèges que l’argent de mon père me procure, les rendent jalouses. Je suis l’objet de moqueries dès que professeurs et religieuses ont le dos tourné. Alors je me renferme, je ne veux pas montrer mon désarroi, mes pleurs, mon désespoir. Mon seul oxygène ? Les quelques vacances que je passe au palais. Et malgré l’absence de mon père, le silence de la maison, retrouver ce lieu, respirer Venise, m’apaise.

Evidemment mon père s’est remarié. Sans me prévenir. Et mon deuxième choc a été de me retrouver face à une belle-mère, jeune, belle, tolérant ma présence du bout de lèvres. La rupture avec mon père est consommée, je n’ai plus personne à aimer, alors même, que je ne sais pas réellement ce qu’est l’amour.

La bibliothèque du couvent m’a sauvé, avec la complicité de la sœur responsable, fermant les yeux, pour moi, sur les horaires et les règles du lieu. Je me suis réfugiée au milieu des livres, des heures durant. J’ai dévoré sans explications tout ce qui me passait entre les mains, j’ai englouti littéralement, romans, livres d’art, images d’ailleurs. Montagnes, campagnes, peintures, sculptures, histoire, anatomie, sciences… Je ne me suis rien interdit et personne d’autre ne l’a fait.

Je me suis dit que la vie ce n’est que cela sans doute, lire, découvrir, dessiner, imaginer puisque personne ne semble réaliser que moi aussi, j’ai une voix, des mots, des envies, des émotions. Rien, je ne suis rien pour personne. Je me suis donc raidie un peu plus. Cercle fermé entre moi et moi.

Au sortir du pensionnat à 18 ans, mon père n’a eu qu’une obsession. Me marier à celui qui pourrait le seconder puis lui succéder à l’usine. S’enchaînent fêtes et dîners en bonne société et de bonne compagnie. Rien qui entame ma solitude. Mais je ne suis plus une enfant et je réussis à m’échapper de temps à autre pour arpenter ma ville dont j’aime l’inconstance, la douceur, la fluidité.

Cette usine dont je suis exclue, cristallise tous les pensées de mon père, et conditionne tous ses projets. Elle m’intrigue. Un après midi, je réussis à prendre le bateau pour Murano, seule. Bien décidée à découvrir… je ne sais quoi en fait. Sans doute ce que mon père refuse de me transmettre, puisque je suis une fille. Nouveau choc, le quartier, pauvre, est habité par des familles aux visages durcis, aux enfants dépenaillés dans la rue. Mon pas, ralenti, ma silhouette élégante, complètement décalée, provoque, attire l’attention, on me regarde passer sans un mot, dans un silence opaque. Puis quelques femmes se risquent à cracher vers moi, violemment.

Et je prends peur, je repars en courant, poursuivie par quelques enfants enhardis. Le jeune homme du bateau m’a gardé près de lui le temps de l’attente. Perdue, en pleurs, une question danse dans ma tête : mais pourquoi, pourquoi, qu’ai-je donc fait pour cela ?

J’ai fini par céder à mon père. Sans véritable appui, que pouvais-je faire ? Le mariage a été… comment dire ? Un mariage comme tous ceux où l’on n’a que l’intérêt en commun. Ma liberté, je l’ai gagnée avec la vie culturelle de Venise, où la jeune femme en vue que je suis se doit de paraître.

J’ai rencontré Maria Lucia un jour de cocktail. Au bras de mon mari, je viens au vernissage de son exposition. Dès l’entrée, je me fonds dans sa peinture, comme un écho parfait à moi-même. Et aimer sa peinture, c’est forcément aimer Maria Lucia. Je n’y ai pas résisté. Le choc a été qu’elle m’aime en retour. Une amie. Je ne sais pas ce que c’est. Grâce à elle, à son amitié, mon prénom, Julietta, a pris vie, je sors enfin du cercle de moi à moi.

Au palais, mon salon impeccablement tenu et ma table réputée ont rassemblé artistes et écrivains. Mes longues heures de bibliothèque, mâtinée de bonne éducation ont fait merveille. Mon plaisir grandissant à chaque fois. Ma beauté est née dans le regard de mes hôtes, dans l’intérêt des conversations, dans la beauté de leurs œuvres. Et mes grossesses inachevées sont passées comme des points de suspension.

Mais un jour la révolte gronde à l’usine. Mon mari est incapable de gérer. Le mot faillite résonne dans nos murs. Un matin je découvre la fuite de mon mari, les derniers domestiques sur le départ, les ouvriers en colère. Je suis perdue. Alors honteuse de tout cela, honteuse de la faillite, honteuse de tout cet argent mal gagné et mal perdu, honteuse de cette vie où je suis restée spectatrice, je décide de fuir aussi. Je fais deux valises, emportant des habits, des souvenirs et mes bijoux. Je prends tout l’argent qu’il me reste. Et je pars sans laisser de traces.

Mon petit appartement près de l’église de la Madonna del Orto, est celui de Coletta Verdita. Julietta Nani est morte on ne sait où dans les brumes des fortunes malvenues. Je n’ai trouvé que ce moyen pour survivre à tout cela. Me tenir droite, digne et me taire, je n’ai appris que cela. J’ai vu dans le journal que Maria Lucia est partie à New York couronnée de succès. Elle est la seule qui me manque. Ma précieuse amie.

 

 

 

 

Blanc

L’air est blanc ce matin.
Blanc du cœur ralenti
Du lendemain voilé

L’air est blanc ce matin
Attente des pas de ton souffle
Des paroles criant le silence

L’air est blanc ce matin
Immuable page vierge
De l’écho de l’instant

L’air est blanc ce matin
Espérance écrite
Au chemin de mes pas

Tendresse particulière…

Ce matin, je marche dans la grisaille parisienne. Attente au feu. La bretelle venant de la voie rapide vomit un flot incessant de voitures impatientes. L’air est gris de poussière, sursaturé de bruits de moteurs. Agression matinale banale.

Au vert, je traverse et entame le passage bétonné pour passer sous le périphérique.

Et là, au milieu, adossés au mur, quatre sacs de courses rouges, ventrus, pleins, tranchent l’espace.

Et là, au milieu, sur les sacs rouges, une jeune maman et son fils, assis, tout entiers absorbés l’un par l’autre.

Il a trois ans, au plus. Et il raconte, bavarde, explique. Sa main, accrochée à un biscuit voltige en tout sens. Les yeux de sa maman brillent de tendresse et d’écoute. Et son éclat de rire à la conclusion de l’histoire illumine l’ambiance.

Enfin, pour moi, là, dans ce matin gris. Car personne d’autre ne regarde cette maman assise avec son petit sous un périphérique hurlant. Vivre à la rue ne se regarde pas.

Alors jaillit en moi, le visage de mes deux petits fils, si proches en âge de ce petit-là. Ils profitent de la même tendresse et de la même écoute mais dans d’autres lieux tellement plus sereins.

Et je sais pourquoi je me bats avec d’autres pour que cela cesse.

Cousu de fil blanc

Tu es ma petite main
Aux poings fermés
Le matin du jour
Où je suis née de toi
 
Tu es ma petite main
Aux doigts qui se nouent
A mon doigt gouvernail
Pour le courant inconnu
 
Tu es ma petite main
Ourlant de ton rire
L’instant empesé
L’enrobant de ta joie
 
Tu es ma petite main
Au tracé hésitant
Explorant chaque instant
Comme un trésor débordant
 
Tu es ma petite main
Glissant l’au revoir impatient
D’une douceur masquée
Pour courir vers les tiens
 
Ourle et cours petite main
Bâti chaque pan
De ton manteau de voyage
Demain est là
Pour toi
Cousu de fil blanc

La bergerie

L’insistance était telle qu’il ne peut décemment plus s’y dérober. Mais d’où lui vient donc cette subite lubie de vouloir acheter un cheval de course ! Henry lève les yeux au ciel, exaspéré. Et cette histoire de moutons qu’il ressert obstinément comme une évidence. Insensé ! Henry soupire de plus belle.

Malgré ses 27 ans hauts perchés, il ne se sent pas de décevoir son père. Surtout quand le regard accordé à la voix porte un message venu de loin, d’une sorte de contrée inconnue. Henry grimpe pesamment les trois étages vers son appartement. Pousse la porte. Chauffe machinalement un café. Qu’il boit debout. Le regard perdu, le corps hésitant.

Mais mon Dieu, par quel bout prendre cette demande ? Il n’en sait rien.

Pourtant, une idée lui vient. En bas, au coin de la place, le café est dédié au tiercé. Il y a là des hommes penchés sur leur journal, parlant la langue inconnue des paris, chevauchant leur rêve, le crayon à la main. Sûrement là, il pourra glaner quelque information.

Il redescend quatre à quatre, pousse la porte du troquet. Et c’est un autre monde dans lequel il s’avance. Mots et regards portent en eux bien plus que l’instant. Pilotes, foulées, corde, casaque, autant de mots inconnus voguent d’une bouche à l’autre, portés par une angoisse mêlée d’espoir. Une vie entière suspendue à ces minuscules croix griffonnées sur un journal. Henry s’avance, et commande un café  au bar. Il sent peser sur lui les yeux durs réservés aux nouveaux, aux intrus. Il ne se démonte pas pour autant et attend. Puis, discrètement, prend un journal abandonné et tente de pénétrer le mystère.

C’est un peu plus gaillard qu’il grimpe les trois étages maintenant. Voilà, il la tient l’information qu’il lui fallait. La Société d’Encouragement. Il va leur écrire. Il ne voit pas bien ce qu’ils encouragent mais peu importe. Une lueur apparaît enfin.

Quelques jours plus tard, c’est une longue liste qu’Henry sort de l’enveloppe marron. 11 feuillets dactylographiés. Toute la liste des entraîneurs de chevaux de course en France. Perplexe, il laisse glisser doucement son doigt le long des feuillets, Baudery Jean, Fouchet Adrien, Pouchalon Ferdinand, … lequel choisir ? Ah, là… Albert Roger, Chantilly. L’idée de mélanger nom et prénom lui plaît. Va pour Albert Roger.

Et d’une main ferme, il saisit le cornet noir du téléphone pour appeler. Une voix sourde et précise lui répond. Aucune question, aucun étonnement. Rendez vous est pris le vendredi suivant : 7h à l’écurie de la rue blanche à Lamorlaye. Voilà. C’était si simple. Et dans les nuits qui suivent, flottent dans ses rêves, des envolées de chevaux insaisissables et de moutons hilares, lancés au grand galop par une voix sourde et précise, une voix sans visage.

Le vendredi venu, Henry se sent un peu gauche en poussant la grande grille de l’écurie. Une activité intense, studieuse, méthodique remplit le lieu. Chacun agit, économe de geste et de paroles. Une sorte de ballet entre hommes et chevaux. Une étrange émotion l’envahit. Il avance. Se renseigne et croise enfin le regard de celui dont il ne connaît que la voix. Albert Roger… ou l’inverse, il ne sait plus. Un homme trapu, calme, au regard franc et droit. « Venez avec moi, je pars à la piste ». Et sans autre forme de procès, Henry se trouve embarqué dans la petite voiture rouge de l’entraîneur. Il démarre et…, pas un mot, silence épais.  Henry, embarrassé, n’ose le briser, alors il se tait et regarde. Un petit parking sous les arbres. De grandes foulées dans le sable pour rejoindre la large piste mordant sur la forêt.

Et les mots tombent nets : « Ici, avant, il y avait d’immenses troupeaux de moutons, c’est pour cela que cela s’appelle la bergerie. ». Le miroir sans tain se brise, les liens se nouent. Les moutons de son père, … et surtout, surtout, la prédiction de Grand-mère qu’il avait balayé d’un affectueux revers de main : « Henry, les chevaux vont manger toute ta vie. »

Et dans la brume du matin, un fin nuage de sable se lève à l’horizon, un frappé sourd et régulier résonne au loin. Roulement de tambour envoûtant qui approche. Vagues ondulant.  Une force mêlée de légèreté envahit le temps et l’espace. La forêt elle-même s’est arrêtée pour accueillir le flot de souffle, d’efforts, de splendeurs qui passent en un éclair. Un temps infime.

Un temps où tout a basculé.

 

 

Jeanne repose

Jeanne repose. Fin de nuit en eaux profondes. Falaise de l’oubli. Abandon puissant.

Le soleil caresse sa joue, infime souffle. Le sommeil l’a entendu. Il se fait plus léger. Mais le corps est sourd à cet appel.

Le rayon doré se fait plus précis. Son baiser plus insistant. Jeanne sent son corps, comme une vague, reprendre conscience. Brume qui se déchire. Sommeil reviens, nuit reste, reste avec moi. Jeanne ouvre les yeux et les referme aussitôt. Violence. Clarté agressive qui la bouscule.

Est-ce vraiment le matin ? Ce matin dont elle ne veut pas. Sa main s’écarte timidement. Vide. Elle le savait. Elle sait. Mais elle ne peut s’empêcher chaque matin d’aller chercher ce vide qui lui fait si mal. La douleur au ventre resurgit des bas fonds. Jeanne se roule encore plus fort, ses genoux repliés jusqu’au menton. Corps fermé. Larmes retenues. Jeanne ne peut respirer. Son souffle est sec, haché, fuyant. Il s’accélère. La peur le nourrit. Son corps est envahi.

Non, pas cela. Ne pas sombrer à nouveau. Un peu de temps. Un instant. Un répit. Une respiration. Juste ce qu’il faut pour ne pas fuir. Sa main repart vers le côté froid du lit. Elle a besoin de vérifier le réel. Même s’il brûle. Même s’il pèse.

Alors Jeanne ouvre les yeux. Elle s’oblige. Avec une lenteur calculée ses pieds glissent vers le fond du lit, ouvrant doucement son corps crispé. Elle roule sur le dos. Prenant avec défi toute la place dans le grand lit. Cueillant enfin le rayon matinal étrangement obstiné.

Le jour est là. Il faut y aller.