Portrait 3

C’est devant une peinture de la vie rurale avec des enfants dans les champs que cette idée de portrait m’est venue…

« Attention ! Si tu ne reviens pas de suite près de moi, tu vas voir ! Je compte jusqu’à 5 … 1… 2… 3… ». Cela allait rarement plus loin. Ma frayeur de petite fille ne supportait pas l’idée de ce qui pouvait arriver. Ma mère ne l’a jamais précisé, je ne l’ai jamais demandé. Je l’ai largement imaginé. Mes cauchemars nocturnes portaient la trace d’abandons dans de grandes maisons vides, de places envahies d’une foule étouffante, de poignes violentes m’emportant loin de chez moi, de voix perdues dans le vent sifflant … et plus d’échos, pas d’échos, aucuns échos. Si ce n’est celui de la colère de ma mère si mon lit se mouillait de ces peurs nocturnes.

J’ai 7 ans et la vie n’est pas douce. Ma mère a peu de temps pour se soucier de ce qui m’envahit la tête. Elle s’agace de mes sursauts face à des visages inconnus, de mes réticences à partir loin au fond de la cour si le noir l’envahit, de refuser de rester seule pour vendre les œufs au marché du bourg le vendredi matin. Rien ne la dévie pas de sa route obstinée pour tenter d’assurer le quotidien. On ne s’écoute pas. Alors on n’a pas le temps d’écouter les autres.

Je suis la 5eme enfant de la famille. Frêle fille après 4 gars bien bâtis, bien bruyants, bien utiles. Le simple fait d’être une fille gêne mon père qui pense déjà au coût de la dot. Gênée, ma mère l’est aussi. Sans doute voit-elle en moi comme un miroir de cette histoire qui recommence sans fin. Le mépris d’être quantité négligeable, le poids des journées à servir, l’amer du plaisir raboté, le fer des hommes qui dominent et possèdent … et ce labeur incessant.
En ce matin d’hiver, je pars pour la première fois vers l’école. Mes frères y vont, quand la ferme ne les retient pas. Que je vienne ou pas leur importe peu, pourvu qu’ils ne doivent pas se soucier de moi. La lourde table de la cuisine portent les bols de lait fumant. Debout, face au feu encore timide, j’essaie de tout boire sans me bruler tout en fourrant dans le sac de toile que j’ai autour du cou, deux morceaux de pain, un peu de lard et deux pommes toutes ridées. Ce sera tout pour la journée.

L’école est à 5 kms dans le village d’à côté et je sais que je vais devoir me débrouiller seule dans l’ombre encore lourde du matin. Pas question pour mes frères de s’encombrer d’un haricot mal poussé, comme ils m’appellent. Alors je respire fort, je serre mes petits poings, noue fermement mon cache-col et franchit la porte. Un dernier coup d’œil en arrière et je cueille un improbable et précieux sourire de ma mère avant qu’elle ne détourne vivement la tête. Douceur volée.

L’ombre de la cour de la ferme m’est encore familière mais celle du chemin creux bordé des grands arbres est celle que je redoute. Quels langages parlent-ils ? Se nourrissent-ils de petites filles égarées ? Le vent est-il mon complice ou mon combattant ? Je n’en sais rien. Je sais juste une chose. Au bout de ce long chemin sombre, il y a ce que je désire tant… l’école. Cette jeune femme entrevue dans la cuisine de la ferme pour convaincre mon père de libérer mes frères un peu plus souvent du travail pour y être présents, m’a ébloui. Ce mélange de douceur et d’audace face à la rigueur rude de mon père, une voix respectueuse mais ferme, un regard droit, qui m’électrise quand j’entre dans la pièce. Et surtout, l’improbable respect de mon père, comme une quasi déférence que je ne lui ai jamais vue.

Je n’ai pas compris tous les mots. Juste cet appel à apprendre, à entrer dans un univers neuf. Entrer dans ce mystère que quelques-uns seulement percent. Apprendre pour ne pas avoir ce regard perdu, humilié de confier la lecture des lettres ou papiers à d’autres. Je veux cette victoire-là que mes frères raillent par pudeur ou malaise. Je veux échapper à tous ces poids que je sens sans pouvoir les nommer.

La nuit toute proche de l’aube m’enveloppe. Mes sabots font leur musique à eux, dans la boue, dans l’herbe mouillée, butant sur les cailloux… Mes pas résonnent dans la pénombre. Je chantonne doucement pour me donner du courage. La ritournelle que la vieille Marie chante aux veillées. Et tout le monde balance, épaules soudées, ondulant autour de la grande salle de la ferme. Je m’échappe toujours loin de mes frères et de ma mère pour savourer et rester le plus tard possible. La vieille Marie chante mais elle raconte aussi les histoires. Sa voix est comme une rivière, elle charrie le vent, le bruit du marché, la carriole qui passe… tout y est ! Un monde complet. Mon cœur bat, gonflé d’un bonheur intense en ces moments-là.

Alors j’essaie de me raconter ces histoires à nouveau. Je mets un mot à chaque pas. D’abord l’histoire du cheminot égaré jusqu’à notre village. Tous les tours un peu pendables que les villageois lui ont joué sous leurs airs bienveillants. On n’est pas admis ici comme ça. Celle de l’écureuil qui parle pour effrayer le gros Louis toujours un peu malhonnête. Sa course précipitée dans les bois pour échapper à cette voix qui sort d’on ne sait où, me fait toujours tellement rire. Celle de la conteuse en habits noirs. Menant son errance de villages en villages. La voix éraillée portant des histoires sombres, lentes, graves, aux escaliers grinçants et aux cœurs battants. Monter vers la paillasse au grenier à la fin de l‘histoire prend alors des allures d’audace farouche.

Mes pas rythme ma rêverie. J’ai un peu oublié où je suis, où je vais. Le chemin se rétrécit un peu, les grands arbres courbés sur ma marche. Ils forment maintenant un tunnel protecteur. Et là, plus loin, au-delà du petit goulot de feuillage, une faible lueur pointe. L’école. En lisière du village voisin. A la musique de mes sabots dans le chemin vient se joindre en sourdine grandissante, les voix des enfants. L’heure est encore au lait chaud près du poêle. Je suis à l’heure. J’y suis arrivée. Je suis là. Mon premier jour.

L’odeur du bois enflammé me cueille à l’entrée, les regards me jaugent, mes frères ricanent et une douce voix me rejoint :
– Pose tes sabots, là, sous le porte manteau, et viens nous rejoindre près du feu, ordonne la maîtresse, c’est bien, tu es à l’heure. Tu n’as pas traîné en chemin.
Puis après un silence elle ajoute :
– Nous allons attendre encore un peu les filles Duchemin, les deux nouveaux élèves de Fleuveur. Si dans un quart d’heure ils ne sont pas là, nous nous mettrons au travail sans eux.

OOh ce premier jour aux allures de nouveau monde, cette première lettre tracée à la plume comme une histoire, cette première poésie récitée sous le feu des regards de tous, ce premier mot admiré par la maîtresse, cette première phrase. Et le premier livre emporté à la maison lu dans le noir de la soupente à la bougie. La première lettre déchiffrée pour mon père. Le premier regard de respect des hommes de la maison. Le premier encouragement de ma mère, en sourdine, quand nous sommes seules. Rien n’a jamais terni la vigueur de cet élan neuf. Aucune embûche, aucun frein de mon père, aucune marche pénible et longue, aucun « mais mademoiselle vous n’y pensez pas ! ».
Je n’ai presque plus jamais entendu ma mère me menacer en comptant jusqu’à 5. En franchissant cette nuit de quelques kilomètres sans broncher, sa timide et fragile petite fille soudainement si déterminée, a forcé son respect et son admiration, je crois.

Ce matin, j’ouvre pour la première fois, la porte de l’école du village. Comme maîtresse cette fois-ci. Je bourre le poêle de bois, je frotte les bancs de bois, je pose cahiers, crayons, livres pour chacun.
Je sais que je suis prête bien trop tôt. Mes petits ne seront là que dans une heure. Mais l’excitation m’a tenue éveillée. Comme une arrivée au port. J’y suis.

De la pluie et du beau temps…

Ce matin je suis pressée, j’ai très peu de temps pour avaler un petit quelque chose avant de prendre le prochain train. Et j’ai faim. Plutôt que d’attendre dans la gare froide, je file vers le café d’en face. En ce samedi midi, la salle est bourdonnante. Les habitués me suivent d’un regard insistant mais je m’en moque. Un espèce de drôle de silence court sur mon passage. Qu’importe, je m’installe à une table. Je commande. Et je sors l’inévitable cahier et stylo qui ne me quittent jamais. Pour ces petits instants d’écriture volés au rythme trépidant.

Un homme s’installe en face. Perdue dans mes pensées, je ne le vois même pas. Le crayon en suspend, j’attends la phrase qui s’enfuit.

  • La neige va tenir je pense » lance l’homme d’une voix grave

On me parle ? Je lève le nez, sans baisser le crayon. Son regard est clair, attentif, souriant. Je ne sens aucune attente, juste cette envie d’échange. Briser cette petite bulle de solitude. La mienne ou la sienne ?

  • J’acquiesce poliment « Oui la neige va tenir j’espère, j’aime ce temps-là. »
  • « Moi aussi. » conclut-il dans un petit sourire.

Mon plat arrive, coupant court à l’échange. Mon temps est compté, je me dépêche… j’ai un train à prendre malgré la neige. Quand je me lève pour payer et partir, sa place est vide, ses affaires encore là. Je file.

Evidemment la neige perturbe le voyage. Et sur le quai déjà bien envahi de neige éparse, le froid transperce un peu. Pas les bonnes chaussures, pas le bon manteau. Pas le temps non plus. Et ça… la neige s’en moque. Elle provoque même. Pose comme une évidence notre impuissance, pousse nos impatiences dans leurs retranchements. Surtout arrêter de soupirer, cela ne sert à rien. Mes mains s’agitent dans mes poches, je les frotte un peu l’une contre l’autre, piétine un peu pour ne pas laisser le froid me grignoter le corps.

Le train traîne évidemment, retardé, encore retardé, et j’oscille dans cette hésitation infernale entre « je reste en espérant qu’il arrive pour finalement arriver pas trop en retard à Paris » ou « lâche abandonne, c’est foutu, tu… ».

Une voix grave que je reconnais m’interromps dans mes pensées : « Ce mépris des horaires et de nos impératifs ne mérite qu’une seule chose, c’est que je vous invite à prendre un thé ou un café pour vous réchauffer. »

Interloquée, je relève la tête et sourit de ce langage si joli. Après tout, je ne savais pas que faire, j’aime que les circonstances me propose une solution. Allons-y.

Café noir pour contraster le blanc qui s’étale. Mots banals pour contenir la contrariété. Et puis à bientôt. Chacun sa route. Il a bien tenté de connaître ce que mon crayon suspendu tentait d’écrire mais j’aime laisser le secret sur ce qui mijote en moi. Porte verrouillée pour les inconnus, monsieur !

Il est parti un peu plus rapidement que moi et j’ai continué à profiter de l’ambiance animée du café. Des blagues graveleuses qui fusent avec un rapide regard pour voir si je réagis. Une femme seule vous savez ! Des complicités autour des cartes qui claquent sur les tables. Et puis derrière la vitre un peu enfumée et embuée, cette neige douce qui continue de tomber. Recouvrant avec obstination les traces de passages et de vies.

C’est dehors que j’ai savouré ce temps étouffé. La neige adoucit, unifie l’espace. Rues, voitures, traces souvent sales de la vie commune, prennent un air de virginité nouvelle. Le froid dissuade de sortir et les passants sont rapides, frileux, peu nombreux.

Imprimer son pas dans le duvet tout neuf. Pas de mon enfance pour dessiner mon empreinte, ma route, unique, fière. Pas éphémères à l’ampleur de l’instant laissant une marque dans l’espace et le temps. C’est mon pas et c’est le premier ! Pas de la carte du tendre aussi, pas partagés scellés par la neige en premier nœud amoureux… Pas de parents attendris devant les enfants goutant cette première audace du haut de leurs petits pas. Que de pas appelés par ce velours blanc.

Je m’engage vers l’hippodrome savourant à l’avance l’étendue blanche bordant la forêt. Et c’est là que je l’ai vu de loin. Au milieu de ce qui était la pelouse, je le vois poser un pied dans la neige immaculé, puis un autre, puis encore. Il se retourne pour regarder sa trace. Et je l’entends rire. De ce rire d’enfance inimitable. Et il avance, dessinant scrupuleusement, un immense cœur avec ses pas. L’amour vu du ciel ?

Mon rire a fusé quand je l’ai vu hésitant, ne sachant comment quitter son dessin sans briser le cœur, sans lui ajouter un appendice disgracieux… Sursaut d’enfance à nouveau. Heureusement il ne l’a pas entendu. Je l’ai regardé partir regardant le ciel comme un ami, embrassant les flocons de ses bras, glissant sur le chemin pour mieux saisir la blancheur. Et j’ai eu comme un gout de rendez vous manqué.

Je n’ai pas pu résisté non plus et regardant si j’étais bien seule, j’ai entrepris moi aussi de dessiner mon humeur sur la piste éphémère. Imaginant une sortie à mon dessin, quelques pas alignés comme des gouttes, fil ténu tenant mon cœur arrimé… au chemin ? à demain ? à cette neige? A ce mystère de l’instant que je ne veux surtout pas déchiffrer.

J’ai resserré mon écharpe, remonté un peu mon col. Mis de côté mes pieds trempés. La courbe douce de la piste s’échappe de la brume. Suivre la barrière qui serpente. Regarder la terre porter ce linceul comme une naissance. A l’approche des grandes écuries, la statue équestre noire tranche comme perdue de solitude. J’ai envie d’aller jusqu’au château, le contempler dans sa nudité blanche.

« La neige va tenir, je pense » lance une voix grave. Je sursaute. Il m’a surpris, je ne l’avais pas vu, toute entière absorbée par la ouateur ambiante.

Nos rires se sont noués autour d’un deuxième café.

Partager l’enfance, c’est passer les barrières.