Le soleil darde ses rayons. Je sens s’insinuer en moi comme une rivière de douceur. C’est le matin. Il fait encore doux. Au zénith, le choc de la chaleur viendra me travailler.
Voltera. Italie.
Je suis ancré au cœur de la carrière d’albâtre. Le creux de la colline s’élargit au fil des ans. On entend les coups qui l’entaillent. Parfois. Plutôt à l’aube. Plutôt en hiver. Parfois non, juste le vent. Je suis dans un coin peu visité. Un dévers de la roche me protège. Je n’ai pas forcément envie de partir ailleurs. Je suis bien. Et puis à côté de l’élégant pan d’albâtre immaculé, poli par le vent et la pluie, coulant de la paroi, mes marbrures grises sont comme triviales, brouillonnes, torturées presque.
Le soleil monte.
Je me réchauffe. Je goûte ces sensations de fusion, de force. Comme une renaissance intérieure. Le nouveau bruit me surprend dans une fausse torpeur. Des pas, un marteau, des mains, une voix. Quoi sous ce poids écrasant du zénith ? Oui !
Son visage est comme un quête, son regard comme une sonde, ses mains une vision. Il tâte, examine, avance, recule, remonte, me touche. Je frémis. Il entreprend de desceller, couper un bloc, lourd, massif dont je suis le cœur. Le sort en est jeté. Je pars
La route est longue. Chaotique aussi. Les vibrations de la route sont des ondes inconnues pour moi. Lourdes. Opaques. Si je n’étais pas aussi centenaire, si compact, le son sourd qui me traverse me séparerait de moi-même. Puis les airs dans des griffes acérées. Plus le silence d’une grange sur une palette. La porte se ferme. Plus rien. Où suis-je ?
L’homme est revenu, précédé de l’agaçant grincement de la lourde porte de bois. Ses cheveux fous l’auréole de passion. Tout vacille et bouge en lui. Le contraire de moi, pierre d’albâtre séculaire, dense, ferme. Et la danse commence. Me séparer de ma matrice à coups violents, sanguins, précis. J’ai froid.
Puis il me précise, m’attaque, me ponce, me caresse, me dessine, me pique, me raie, me met au jour. Je frissonne. Je ne sais plus très bien ce que je suis entre ses mains. Je découvre des méandres en moi, des courants, des histoires comme des fleuves intimes dévoilés après des années de falaise. J’essaie de sentir ce que je deviens. Plus solitaire, plus apprêté, plus neuf. Bien campé, debout, solide et affirmé. Finalement, je me sens bien. J’ai senti sa joie profonde dans sa caresse ultime, dans son pas lent autour de moi, son regard apaisé.
J’ai quitté la grange, Le voyage a repris. J’étais moins surpris. Et puis j’étais protégé enveloppé. Quelle douceur !
Dans la véranda où je suis aujourd’hui, d’autres passent, m’effleurent du regard, m’agrippent ou me caressent. J’entends des voix : « C’est un livre, non ? »
Un livre ? comme ceux qui peuplent l’atelier de celui qui m’a façonné ? Un livre aux pages qui volent, qui s’exposent, qui tournent, couvertes de traces, de mots, de dessins. Mais je suis raide moi. Dur. Fermé. Mes pages ne volent pas, ne se dessinent pas, ne montrent rien. Enfin, d’emblée.
Je pressens que le trésor qui me marbre, me traverse et m’habite est celui de chacun ou de tous.
C’est selon.
