Comme une brise

Ça arrivait toujours, à un moment ou un autre, il y en avait un qui levait la tête… et qui la voyait.

A sa fenêtre. Aux beaux jours, récitant des textes, de sa voix basse, dans une langue inconnue de nous. Du haut de notre adolescence un peu fébrile, elle nous intriguait. Impossible réellement de lui donner un âge. Vieille pour nous en tout cas. 

Elle était toujours là quand nous y étions aussi. Comme si elle ne sortait jamais de chez elle. Nous avions appris qu’elle s’absentait quand nous étions au collège. Ce qui nous avait paru un peu étrange.

Le quartier était assez populaire. Garbatella, quartier du sud de Rome, alliait le charme, la simplicité et ces ordonnancements d’habitats propres à encourager la vie en commun. Avec un parfum de dolce vita. Il restait dans ces années 2000, une forme de curiosité dans cette ville si grande. Les immeubles de quelques étages et les petites maisons étaient répartis autour d’un square et d’un jardin commun. Comme un enclos. Lieu à la fois de jeu pour les enfants, d’échanges pour les femmes, de discussions animées pour les hommes. 

Elle, cette femme qui nous intriguait, ne faisait que le traverser ce terrain commun pour remonter chez elle en solitaire. Son nom circulait. Mystérieux. Parfois Livia. Parfois Carusa. Parfois Sylvia. Son manteau de velours noir ondulant, chaloupant autour d’elle.

Étonnamment, une sorte de bienveillance collective entourait cette femme. Comme si elle était notre originale emblématique. Donnant une petite particularité à nos rues anodines. 

Bienveillance, oui mais pour notre petite bande, une énorme curiosité.

Des sept garçons qui la composaient, moi, Pablo, j’étais le plus jeune. Du haut de mes neuf ans, j’étais menu, mais malin. Je les avais sauvés lors d’une mémorable bêtise, d’une correction de nos pères qui nous aurait laissé quelques cuisants souvenirs. Et depuis, malgré ma petite taille et mon jeune âge, j’étais respecté.

Évidemment, aucun de nous n’osait dire combien cette femme l’intriguait, ni ce qu’il aurait aimé savoir. Parfois un mot s’échappait d’un de nos parents que l’on commentait vigoureusement. Mais entre nous, une forme de pudeur, ou de peur nous réfrénait. Le mystère était entier.

Un après-midi de mai. Nous étions dans le jardin. Désœuvrés. Quand la femme traversa le jardin. Pour sortir. Heure inhabituelle, démarche inhabituelle. Elle passa devant nous sans un regard. Hâtivement.

Nous étions surpris. Déstabilisés. Je ne résistais pas à les interroger :

  • Mais elle part ! Vous savez pourquoi ?
  • Non, répondit Sergio, le plus âgé, mais c’est bizarre quand même. On ne l’a jamais vue sortir à cette heure-là.

       Sergio avait ouvert la voie. On pouvait parler.

  • Elle va faire ses courses peut-être.
  • Mais non elle n’avait pas de sac. D’habitude elle en a toujours un.
  • Elle était pressée en tout cas.
  • Un rendez-vous chez le médecin ?
  • Avec un amoureux ?

Là, nous avons tous éclaté de rire. Un amoureux. Pour une vieille comme elle !! Il était l’heure de rentrer. Personne ne l’a suivie. L’incident rejoignit le quotidien. 

Mais quand tous les jours de la semaine, elle partit aux mêmes heures, nous n’en pouvions plus de curiosité. Et on fit conseil.

  • Il faut la suivre.
  • Mais comment faire pour ne pas se faire repérer ?
  • Il faut en profiter pour aller voir chez elle
  • Mais tu es fou ! Si elle nous trouve ?

Sergio balaya l’objection d’un revers de main.

  • Qui est prêt à y aller ? Nous devons percer le mystère.

Aucune main ne s’était levée. Surtout pas la mienne. 

Au repas du soir, je n’ai pu m’empêcher d’évoquer cette femme. Mes parents éludèrent le sujet. Hésitants sur son nom. Mais en parlèrent un peu comme une sorte de trésor, à la fois lumineux et fragile. Ils racontèrent qu’elle était arrivée depuis 10 ans. Un peu superbe. Tout le monde s’attendait à un va et vient autour d’elle et en fait, rien. Une limousine l’avait déposée un jour. le lendemain, un camion ses effets personnels dans des malles. Et puis plus rien. Qui était-elle ? Personne ne savait vraiment. Comment vivait-elle ? C’était une autre partie du mystère. On entendait sa langue inconnue, son italien rocailleux, quoique parfait. Oui. Mais comme elle ne gênait personne, souriait aux enfants, portait sur elle les rêves improbables de chacun, marchait en dansant, on l’avait adoptée. Sans rien savoir. Ni voir. Si ce n’est le voile de tristesse qui était doucement descendu sur elle au fil des années.

Le lendemain, les copains étaient en retard. De manière inhabituelle. En même temps, c’était peut-être jour de lessive ou de corvée. Sous la houlette des mères affairées.  Et dans ce cas, aucune échappatoire possible.

Dans l’air doux de ce matin d’automne, je flânais. Irrésistiblement attiré par le bâtiment où habitait Carusa, ou Livia ou peut-être Sylvia. Je ne savais pas. Enfin, moi je penchais pour Carusa. Parce cela chantait, cela caressait. C’était chaud. Je la vis sortir. Son sac habituel à la main. Un peu gonflé. 

Je me suis approché. Une de ses fenêtres était entrouverte. Atteignable. J’ai tourné la tête trois fois. Personne. J’ai agrippé la fermeture du volet, appuyé mon pied sur un clou égaré du mur, agrippé fébrilement le rebord de la fenêtre, peiné, tiré, retenant un petit cri et me suis hissé dans la pièce en m’éraflant le ventre sur le bois écaillé. Le souffle coupé d’avoir osé. 

J’étais dans une sorte de salon. Enfin, je crois. Il n’y avait pas de fauteuils. Sur le mur de gauche, des pages de journaux. Du sol au plafond. Sur le mur de droite des photos, des affiches où je reconnaissais parfois Carusa. Au fond, deux grands rideaux, rouges, installés à un mètre du mur, formant comme une scène. Petite, coincée par le mur mais quand même. Et aussi de grandes malles, ouvertes, pleines de vêtements, de chaussures, de chapeaux, de foulards. Je ne voyais pas bien.

J’avançai à petit pas dans la pénombre que les volets procuraient. Des tapis étaient étalés sur le sol. Partout. Même dans la petite pièce à côté où il y avait une sorte de matelas, couvert de coussins colorés, une table basse où restait une tasse de café et un morceau de pain. Et encore des malles. Certaines vides. D’autres empilées, maladroitement. Et rien d’autres. Il y avait sans doute un bout de cuisine, de salle de douche, de toilette. Mais je ne cherchai pas. J’étais irrésistiblement attiré par les photos dans la pièce d’à côté. 

Je devinais que c’était son monde. Carusa sur scène dans des tenues éblouissantes. Carusa au bras d’hommes magnifiques. Carusa déclamant, chantant. Du moins je l’imaginais. Carusa alanguie sur une plage. Carusa un bébé rond dans les bras. Le sourire de Carusa, son regard, sa beauté, son charme, sa vigueur, son corps droit, comme une écriture heureuse. Je la trouvais si belle. J’étais ébloui. A regret, je me tournais vers les journaux. Je comprenais bien que cela racontait, présentait. Comme une explication des photos qui me faisaient rêver. Mais non! Je voulais continuer de rêver. Je n’ai même pas cherché à connaître son nom. Et je me suis allongé sur le sol. Près des photos. Oubliant totalement où j’étais. Que je n’étais qu’un intrus. Que les copains m’attendaient peut-être. Que Carusa allait peut-être rentrer. Que…

J’ai dû m’endormir là. Je ne l’ai pas entendue rentrer. Mes yeux se sont ouverts sous son regard si doux. J’ai sursauté. Oh mon Dieu qu’avais-je fait ?

Elle a juste soufflé :

  • Mais comme tu lui ressembles ?

Elle avait une vague dans son regard où tristesse profonde et amour se confondaient. J’étais envahi, sans voix. Le temps s’est arrêté. Les bruits de dehors arrivaient sans éteindre cette petite flamme.

Ma voix a chevroté :

  • Comme vous êtes belle.

Elle a ri. Un peu de travers. 

  • Si tu veux. Je suis surtout vieille… et seule.

Sa voix chaude a roulé. Charriant un italien aux accents lointains. 

  • Mais que fais-tu là ? Chez moi ? Par où es-tu entré ?

Muet, j’ai désigné la fenêtre, honteux. Elle a souri.

  • Mais pourquoi ?

Là, sous sa douceur, j’ai retrouvé ma voix.

  • Avec les copains, on vous voit, on vous entend, on est curieux. Alors comme votre fenêtre était ouverte… Pardon. Je n’aurais pas dû.
  • Ils savent que tu es là tes copains ?
  • Non.
  • Tant mieux. Mais, qu’est-ce que tu vas leur dire ?

Là, elle m’avait cueillie. J’étais muet.

  • Tu vas leur dire comment c’est ici ? Que je n’ai rien que des souvenirs ? Que je vis en vendant l’un après l’autre mes costumes de scène, mes habits, mes chaussures ? Que je suis seule ? Que mon fils ne veut plus me voir ? Que je ne sais même pas où il vit ? Que mon nom s’est éteint. Que…

Sa voix s’est cassée dans un sanglot sourd. Les larmes coulaient. D’une main incertaine, mon doigt en a essuyé une. Une lourde. Prête à s’écraser sur le sol.

  • Je ne dirai rien de tout cela. Je ne dirai rien d’ailleurs. Pourquoi dire ? Il n’y a pas besoin. Ce sera notre secret ? 

Lentement son regard a changé. 

  • Comment t’appelles-tu ? 
  • Pablo

Elle s’est tue. Une tristesse infinie irradiant de tout son corps.

  • Soit. Ce sera notre secret. Reviens quand tu veux mais pas avec tes copains. Discrètement. 
  • D’accord. Mais… dites-moi… à qui je ressemble ?
  • A Pablo, mon fils.

Les copains ont fini par se désintéresser d’elle. Ne tournant même plus la tête quand elle passait. 

Moi, je profitais de leurs absences pour aller la voir. Mes histoires d’école, de bêtises, de copains la faisaient beaucoup rire. Elle était si belle quand elle riait. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Elle ne voulait plus croire à la beauté. Moi, j’étais heureux de pouvoir raconter. Mes parents n’avaient jamais le temps. Et j’adorais l’écouter. Elle me parlait de ses films, des théâtres où elle avait joué. Des hommes amoureux d’elle. Mon imagination galopait. Je voulais aussi devenir acteur. Porter des histoires. Me glisser dans la peau de tant d’autres. J’étais son fils, son petit-fils, son ami, son confident. Elle était ma grand-mère, ma marraine, mon amie. 

Au fil des mois et de nos rendez-vous secrets, j’ai vu les malles se vider petit à petit. J’ai commencé à m‘en inquiéter. Elle a balayé mes remarques d’un revers de main.

Quand une ambulance, toutes sirènes hurlantes, est passée à côté de moi cet après-midi-là sur mon retour de l’école, tout de suite j’ai su. J’ai eu envie de crier.

Portrait 5

Déroutée

Sur l’autoroute embouteillée près de paris, une golf vieillissante, immatriculée dans les Vosges est près de nous. Une jeune femme africaine au volant. Son foulard coloré emprisonne ses cheveux, de grands cercles dorés oscillent à ses oreilles. Avec son visage très maquillé, ses cils savamment ourlés de noir, elle a un air d’une diseuse de bonne aventure, d’une gitane. Un bout de sa robe noire est coincée dans la portière conducteur et flotte au vent. Je lui laisse la parole.

Evidemment je vais être en retard. Ces bouchons autour de Paris sont un enfer. On avance à pas d’homme, c’est tout bonnement infernal… Onze heure quinze, déjà un quart d’heure de retard ! Et cette vieille cage tremble de partout, les vitesses craquent, le moteur tousse de temps en temps. J’espère qu’elle ne va pas me claquer entre les doigts. Ce serait le comble.

Ce rendez-vous je l’attends depuis si longtemps, ou plutôt je ne l’attendais plus vraiment. Comme ces espoirs que l’on traîne sans fin. Qui s’étirent. Et finissent par s’éteindre. On a sursauté tant de fois à la sonnerie du téléphone ou au carillon de la porte dans le vide, épié les lettres au courrier en vain.  Alors pour survivre, on l’enferme on ne sait où. Mais plutôt loin, très loin…

J’ai bien essayé, au début, de lancer une ou l’autre bouteille à la mer vers toi, quelques messages, quelques appels. Sans retours. Il y a si longtemps. Je serais incapable d’en donner la date. Rien d’autre que le silence en écho. Ce silence. Ton silence. Qui continue encore et encore. La bouteille s’est-elle brisée sur un rocher ? L’as-tu explosée toi-même de rage, de dépit, d’indifférence ? De mépris peut-être ? Quel chemin a-t-elle parcouru ? Le saurais-je un jour ?

La file des autos se traîne… La radio grésille les nouvelles. Je n’écoute rien. Qu’importe. Une seule chose m’habite. M’attends-tu vraiment ?

J’aimerais être ce que je parais. Quelqu’un qui lit l’avenir. Ooh certes, je joue à cela avec des crédules que ma beauté et ma voix de rocaille enveloppent. Des gestes mesurés, un regard de velours et dans la pénombre d’une pièce aux accents africains, je fais merveille ! Mais quelle foutaise, quelle tromperie ! Je ne vois rien et  je ne sais rien. Comme nous tous.

Pourtant, tu m’as donné rendez-vous. Je l’ai découvert il y a 3 jours. Une lettre chez ma mère (comment aurais-tu mon adresse !).  Sans fioritures (ça te ressemble !). 24 mai, 11h et une adresse à Bondy. Rien d’autre. Ah si… ta signature. Depuis, tous les scénarios ont défilé dans ma tête, suscitant toutes les variations possibles d’émotions…

Et malgré tout, ce silence, ton silence… Depuis combien de temps ? 20 ans ? Oui 20 ans, c’est ça ! J’avais 15 ans quand tu as disparu de ma vie. Sur le coup d’une dispute un peu plus appuyée que d’habitude avec ma mère. Tu es parti et jamais revenu. Le temps a une autre couleur à ces moments-là. C’est une porte qui claque de plus. Un silence mêlé de pleurs de plus. Un pincement intérieur, un agacement, puis un soulagement. Une légèreté d’ado un peu égocentrique.

Pendant longtemps, je n’ai pas cru à ton silence. Ma mère mentait… elle me punissait de mes explosions adolescentes. Tu ne pouvais pas faire ça ! Toi si chaleureux et tendre. Même fantasque et original, tu ne pouvais pas m’abandonner. Et puis le temps a passé, les mois, les années et toutes les nuances de sentiments m’ont habitées du plus triste au plus vengeur. Je t’ai injurié, diminué, méprisé. J’ai pleuré, soupiré, hurlé.  Enfin, un jour, j’ai arrêté d’attendre.

Je vais être en retard, bien plus que je ne l’imaginais. Bientôt midi. Je vais peut-être te rater avec ces foutus embouteillages. Et j’enrage, je bouillonne, je fulmine….

C’est étrange d’aller à un rendez-vous dont je ne sais rien. Que vas-tu me dire ? Que vais-je te dire ? Je ne sais pas. Je crois qu’avant les mots, j’aurais envie d’un regard. Un regard d’attente, un regard d’invitation, même minime. Un regard sans murs. Les mots peuvent être si étroits, si pauvres dans ces instants. Et je ne sais plus rien de toi. Quel homme es-tu aujourd’hui ? As-tu gardé cette allure élancée et élégante, ces cheveux bouclés foisonnants ? Es-tu en couple à nouveau ? Es-tu toujours musicien ? Et ce rire dans tes yeux ? … Peut-être es-tu père à nouveau ? Pour d’autres, à défaut d’être resté le mien.

Mais cela va-t-il avancer, oui ?

Je n’en peux plus. L’angoisse monte. Elle me serre. Je ne veux pas te rater. Ce n’est pas possible. Je ne veux pas. C’est insupportable. J’essaie de me calmer. De respirer. Impossible. Je fais taire la radio d’un geste rageur.

Je ne croyais pas que ton absence était si présente en moi, coffre inviolé de mes secrets silencieux. Mutisme aigu, un peu aigri aussi, que je croyais apaisé. Mais non… Me reviennent en vagues des images passées. Je sens tes bras autour de moi, ta tendresse tranquille. Je revois ces instants de musique où tu me laissais danser à l’envi même à l’heure du coucher. Je revis ces cache-cache frénétiques que rien n’arrêtait, ni les piles de linge propre, ni l’ordre des cageots dans la réserve, les valises et cartons dans le grenier ou les draps sagement tirés de nos lits.  Ce pas de côté permanent que tu avais avec moi, dans les faits et dans les mots, qui mettait ma mère en fureur. Elle te traitait d’enfant attardé, de puéril, d’irresponsable… Moi j’aimais bien que tu sois tout cela avec moi, complice de mon enfance.

Je dépasse un accident. Lentement. Une voiture écrasée contre un poids lourd, comme un chiffon. Je frissonne. Une nausée monte. Est-ce ça que tu as fait de mon enfance avec ton silence et ton absence? Un chiffon froissé ?  … De la voiture en piteux état, les pompiers sortent une femme, vivante, ses yeux ouverts laissant couler des larmes… Pleurs de douleur, de peur rétrospective, d’incrédulité d’encore être en vie ?

Je frissonne, je suis cette femme. Je sors de mon passé mutilé, je suis fragile, blessée, en larmes, un peu perdue mais je suis vivante. Je suis tellement heureuse de te retrouver. Enfin. Chaque tour de roue, chaque respiration me rapproche de toi. Un explosion incroyable et soudaine de joie et d’espoir m’inonde, balayant l’angoisse, la peur et les questions…

L’heure sur le cadran me saute au visage. Midi et quart. J’ai une heure et quart de retard. Et cela se débloque enfin. Le flot de voitures reprend plus d’aisance une fois passé l’accident. Et plus je m’approche, plus ton image s’éclaircit. Etrangement, ta voix résonne à nouveau en moi, tes bras m’entourent, ta tendresse envahit l’habitacle. C’est très doux, autant qu’inattendu.

18, rue de la forge aux loups, à Bondy. J’y suis. Je gare la voiture. J’arrache mon sac. Mes clés. Pas de manteau. Je claque la porte. Je cours. Je sonne. Le cœur battant. Le souffle court.Des pas approchent. Une femme âgée tire la porte.

– Emilie ?

– Oui

– Je suis Jacqueline, sa mère. Suivez-moi.

Sa mère. Il avait une mère ? Bien sûr… Tout le monde a une mère mais pourquoi ne l’avais-je jamais rencontrée ? Je ne m’attarde pas. Je la suis. Le couloir est un peu sombre. L’escalier craque.  L’espace est confiné. Aux abords de la chambre, elle se retourne et murmure d’une voix étouffée.

– Il t’a attendu. Il t’a appelée. « Emilie,… » Ces derniers mots !

Et elle ajoute dans un sanglot :

– Mais il est parti. Il est … mort. A midi… enfin, un peu après.

Je suis anéantie. Trop tard. Je suis arrivée trop tard. Devant mon corps effondré, la femme m’enveloppe de ses bras.

– Il a laissé un paquet pour toi, chuchote-t-elle.

Le silence résonne. Ponctué de nos respirations, de nos larmes.

Alors, j’aspire d’un coup. Je me redresse, me dégage de ses bras et souffle fermement :

– Je ne veux pas rentrer dans la chambre. Je ne veux pas le voir. Je veux garder mes images intérieures. D’enfance et de joie.  De vie. Je ne veux rien changer.

Et sans attendre, je prends le paquet, dévale l’escalier, cours à ma voiture, et je m’effondre contre elle. Les larmes m’aveuglent. Et je comprends…

Midi et quart. Ta vie a jailli en moi à cet instant précis. Il n’y a pas de hasard.

Humeurs potagères…

Décidément sommes-nous bien humain ?

Dans ce cargo infernal du matin qui traîne, impassibles, des millions de soumis, j’ai ce matin des visions de potager. Un fou rire intérieur me prend d’allonger celui-ci en poireau, d’éclater celle-là en en chou fleur.

Au fond du wagon, une femme tente sans discrétion d’attirer l’attention. Telle une salade a l’étal, apprêtée et coquette, elle s’applique à capter les regards des passagers.  Ma coquette salade a visiblement essayé d’ordonner l’exubérance et le désordre de ses feuilles ; donné à chacune, une place, un espace, elle a veillé à ne pas étouffer le cœur, fragile, attendri et recroquevillé. De chacune, elle a guidé l’apparence, les ourlant d’un vert plus sombre, soulignant les courbes avantageuses d’un maquillage approprié. Puis elle a soigné l’émotion, laissant quelques larmes légères perler de ci de là, en glissades langoureuses. Qui va-t-elle capturer ainsi ?

Puis mon regard accroche l’épaisse silhouette d’une femme au manteau de laine. Elle a tout du potiron de ma soupe d’hier : les formes rebondies, la peau rugueuse, le nez carré pointant dans un visage un peu bouffi. Son regard éteint, ses soupirs comme son manteau orange alourdissent la ressemblance.Si elle est potiron où est dans ce wagon, l’échalote pour ajouter du piquant à mon potage ?

Ce n’est pas une échalote que j’ai trouvé mais un oignon ! Curieux et sans gène, se mêlant sans vergogne à la conversation, l’alimentant même tout seul. Assis à côté de madame potiron, il n’a de cesse de faire cesser ses soupirs par un flot de paroles. Un oignon peut-il avoir le melon au point d’ignorer que l’on puisse ne pas avoir la banane ? Peut-être n’a-t-il qu’un pois chiche dans le cerveau pour ne pas sentir ce que son intrusion verbale a d’importun ?

Madame potiron en soupire de plus belle. Comment réduire cet oignon bavard au silence ? Le faire revenir au ras des pâquerettes ? Lui courir à son tour sur le haricot ? ou le glacer de regards acides ? Madame potiron souffle et s’agite, ses rondeurs soulevées de soubresauts agacés.

Et c’est la salade qui l’a sauvée. Approchant ses courbes avantageuses et colorées du bavard assaisonné, elle a réveillé tous ses sens au point de le réduire au silence.