La bergerie

L’insistance était telle qu’il ne peut décemment plus s’y dérober. Mais d’où lui vient donc cette subite lubie de vouloir acheter un cheval de course ! Henry lève les yeux au ciel, exaspéré. Et cette histoire de moutons qu’il ressert obstinément comme une évidence. Insensé ! Henry soupire de plus belle.

Malgré ses 27 ans hauts perchés, il ne se sent pas de décevoir son père. Surtout quand le regard accordé à la voix porte un message venu de loin, d’une sorte de contrée inconnue. Henry grimpe pesamment les trois étages vers son appartement. Pousse la porte. Chauffe machinalement un café. Qu’il boit debout. Le regard perdu, le corps hésitant.

Mais mon Dieu, par quel bout prendre cette demande ? Il n’en sait rien.

Pourtant, une idée lui vient. En bas, au coin de la place, le café est dédié au tiercé. Il y a là des hommes penchés sur leur journal, parlant la langue inconnue des paris, chevauchant leur rêve, le crayon à la main. Sûrement là, il pourra glaner quelque information.

Il redescend quatre à quatre, pousse la porte du troquet. Et c’est un autre monde dans lequel il s’avance. Mots et regards portent en eux bien plus que l’instant. Pilotes, foulées, corde, casaque, autant de mots inconnus voguent d’une bouche à l’autre, portés par une angoisse mêlée d’espoir. Une vie entière suspendue à ces minuscules croix griffonnées sur un journal. Henry s’avance, et commande un café  au bar. Il sent peser sur lui les yeux durs réservés aux nouveaux, aux intrus. Il ne se démonte pas pour autant et attend. Puis, discrètement, prend un journal abandonné et tente de pénétrer le mystère.

C’est un peu plus gaillard qu’il grimpe les trois étages maintenant. Voilà, il la tient l’information qu’il lui fallait. La Société d’Encouragement. Il va leur écrire. Il ne voit pas bien ce qu’ils encouragent mais peu importe. Une lueur apparaît enfin.

Quelques jours plus tard, c’est une longue liste qu’Henry sort de l’enveloppe marron. 11 feuillets dactylographiés. Toute la liste des entraîneurs de chevaux de course en France. Perplexe, il laisse glisser doucement son doigt le long des feuillets, Baudery Jean, Fouchet Adrien, Pouchalon Ferdinand, … lequel choisir ? Ah, là… Albert Roger, Chantilly. L’idée de mélanger nom et prénom lui plaît. Va pour Albert Roger.

Et d’une main ferme, il saisit le cornet noir du téléphone pour appeler. Une voix sourde et précise lui répond. Aucune question, aucun étonnement. Rendez vous est pris le vendredi suivant : 7h à l’écurie de la rue blanche à Lamorlaye. Voilà. C’était si simple. Et dans les nuits qui suivent, flottent dans ses rêves, des envolées de chevaux insaisissables et de moutons hilares, lancés au grand galop par une voix sourde et précise, une voix sans visage.

Le vendredi venu, Henry se sent un peu gauche en poussant la grande grille de l’écurie. Une activité intense, studieuse, méthodique remplit le lieu. Chacun agit, économe de geste et de paroles. Une sorte de ballet entre hommes et chevaux. Une étrange émotion l’envahit. Il avance. Se renseigne et croise enfin le regard de celui dont il ne connaît que la voix. Albert Roger… ou l’inverse, il ne sait plus. Un homme trapu, calme, au regard franc et droit. « Venez avec moi, je pars à la piste ». Et sans autre forme de procès, Henry se trouve embarqué dans la petite voiture rouge de l’entraîneur. Il démarre et…, pas un mot, silence épais.  Henry, embarrassé, n’ose le briser, alors il se tait et regarde. Un petit parking sous les arbres. De grandes foulées dans le sable pour rejoindre la large piste mordant sur la forêt.

Et les mots tombent nets : « Ici, avant, il y avait d’immenses troupeaux de moutons, c’est pour cela que cela s’appelle la bergerie. ». Le miroir sans tain se brise, les liens se nouent. Les moutons de son père, … et surtout, surtout, la prédiction de Grand-mère qu’il avait balayé d’un affectueux revers de main : « Henry, les chevaux vont manger toute ta vie. »

Et dans la brume du matin, un fin nuage de sable se lève à l’horizon, un frappé sourd et régulier résonne au loin. Roulement de tambour envoûtant qui approche. Vagues ondulant.  Une force mêlée de légèreté envahit le temps et l’espace. La forêt elle-même s’est arrêtée pour accueillir le flot de souffle, d’efforts, de splendeurs qui passent en un éclair. Un temps infime.

Un temps où tout a basculé.

 

 

Le vieux grenier a bien changé.

 

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Le vieux grenier a bien changé. Depuis de longues années, le plancher centenaire repose sous une fine couche de paille fatiguée. Il ne porte plus de ballots de foin ou de paille. De bons gros ballots, ficelés et pesants. Entassés, empilés, serrés. Fini, interdit, sécurité incendie oblige, les greniers ne sont plus que des greniers sans objet. Nostalgie, bruits étouffés de l’écurie qui lui parviennent en sourdine. Le grenier a été mis de côté, relégué au rang des inutiles. Et il attend une improbable renaissance qui se fait attendre.

Sous ses planches en pin, il entend les coups des portes, le grincement des verrous, les voix assourdies, il sent monter chaleur, odeurs de fumier, chocs sourds des sabots obstinés des chevaux frappant le sol d’ennui ou de colère, mais sur son plancher à lui, plus de pas, ni de fourches, de jurons ou de sueur. Rien, et même moins que rien. Rien.

Puis l’écurie se vide peu à peu. Il le sait le grenier. Les échos du monde s’amenuisent, les sabots résonnent moins sur les pavés, le silence s’allongent, les jours s’étirent.

Et le temps dure, encore et encore, même la mémoire des jours de vie part dans le lointain sans contours ni couleurs. Le grenier ne sait plus. Il entre dans une étrange léthargie, il rêve, somnole, s’évade, … coma, absence.

Puis un jour, une échelle s’adosse à son mur, une main s’échine à ouvrir le verrou rouillé d’une de ses portes, un juron, deux, le verrou résiste, collé par les pluies et le vent. Il cède finalement dans un grincement plaintif. Et le grenier ébloui reçoit en plein cœur l’insolent rayon de soleil qui l’envahit soudainement. C’était donc cela la lumière, cette chaude caresse, ce violent regard, cette présence qui flambe.

Le vieux grenier assoupi en est tout abasourdi. Comment peut-on oublier à ce point ? Vite, maintenant, savourer, goûter, prendre, ne rien perdre de cette miette d’instant béni. Quelqu’un monte, une non deux puis trois… On ouvre une autre porte à l’autre bout du grenier, un autre flot de lumière, et les voix sont fortes, bavardes, multiples, une plus insistante que les autres. Les pas vont de long en large, de large en long. Puis tout se ferme et le noir sombre reprend ses droits.

Le grenier en sombre de tristesse.

Mais l’échelle revient, cognant joyeusement le mur. Une, non deux, non trois fois. Le verrou s’ouvre plus docilement. Et le grenier attend ces visites maintenant.  Compte les jours les heures, s’inquiète si elles tardent… se gronde de s’inquiéter. Mais impossible de faire autrement.

Puis un beau jour, les visites deviennent valses, tourbillon, au point que le grenier ne sait plus où donner de la tête. un immense coup de balai pour enlever la paille qui lui a si longtemps tenu compagnie. Puis, massue, ouvriers, échafaudage, perceuse, placo, clous, ponceuse…. Il ne savait même pas que tout cela existait. Mais si c’est pour renaître, servir à nouveau, retrouver des jeunes des vieux, des femmes des hommes … la vie, alors oui, je veux bien de ce remue ménage, se dit le grenier.

Cela a duré des mois. Le grenier ne se reconnaît plus, il entend les compliments, les remarques, se sent rajeunir, il voudrait bien un miroir pour s’admirer.

Fenêtres, escalier, portes, carrelage… tout y est passé, même son vieux plancher de pin a été poncé, remué, nettoyé, re-poncé, vernis au point de briller dans la nuit.

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Et puis rien. Les visites s’espacent, et rien ne se passe. Angoisse du silence revenu. Les pas résonnent sur le carrelage nu. La grande pièce est vide. Etrangement vide. Pas de meubles, pas de bruits, pas de vie… Les murs attendent… tout est vide. Pourtant le ballet frénétique des ces derniers mois, l’incessante activité des ouvriers dans un remue ménage désordonné laissait penser que tout était urgent, sans attente, sans répit…

Alors grenier, patience, ne t’inquiète pas, tu t’es fait tellement beau pour nous que nous allons venir chez toi. Il faut juste attendre un peu… quelque peu… le temps administratif, dont on ne sait jamais très bien combien il dure.

Et le silence alors , s’éteindras pour toi…