Part d’ombre
Aux fleurs noires
Attache Rompt Mange
Souffle obscur
Enfermé Enfermant Déferlant
Arrêt du corps
Imposé Désolé Démesuré
Cœur en silence
La peau frémit
L’espace décalé pèse
Dépèce Et colore
l’ombre noire
Part d’ombre
Aux fleurs noires
Attache Rompt Mange
Souffle obscur
Enfermé Enfermant Déferlant
Arrêt du corps
Imposé Désolé Démesuré
Cœur en silence
La peau frémit
L’espace décalé pèse
Dépèce Et colore
l’ombre noire
Ça arrivait toujours, à un moment ou un autre, il y en avait un qui levait la tête… et qui la voyait.
A sa fenêtre. Aux beaux jours, récitant des textes, de sa voix basse, dans une langue inconnue de nous. Du haut de notre adolescence un peu fébrile, elle nous intriguait. Impossible réellement de lui donner un âge. Vieille pour nous en tout cas.
Elle était toujours là quand nous y étions aussi. Comme si elle ne sortait jamais de chez elle. Nous avions appris qu’elle s’absentait quand nous étions au collège. Ce qui nous avait paru un peu étrange.
Le quartier était assez populaire. Garbatella, quartier du sud de Rome, alliait le charme, la simplicité et ces ordonnancements d’habitats propres à encourager la vie en commun. Avec un parfum de dolce vita. Il restait dans ces années 2000, une forme de curiosité dans cette ville si grande. Les immeubles de quelques étages et les petites maisons étaient répartis autour d’un square et d’un jardin commun. Comme un enclos. Lieu à la fois de jeu pour les enfants, d’échanges pour les femmes, de discussions animées pour les hommes.
Elle, cette femme qui nous intriguait, ne faisait que le traverser ce terrain commun pour remonter chez elle en solitaire. Son nom circulait. Mystérieux. Parfois Livia. Parfois Carusa. Parfois Sylvia. Son manteau de velours noir ondulant, chaloupant autour d’elle.
Étonnamment, une sorte de bienveillance collective entourait cette femme. Comme si elle était notre originale emblématique. Donnant une petite particularité à nos rues anodines.
Bienveillance, oui mais pour notre petite bande, une énorme curiosité.
Des sept garçons qui la composaient, moi, Pablo, j’étais le plus jeune. Du haut de mes neuf ans, j’étais menu, mais malin. Je les avais sauvés lors d’une mémorable bêtise, d’une correction de nos pères qui nous aurait laissé quelques cuisants souvenirs. Et depuis, malgré ma petite taille et mon jeune âge, j’étais respecté.
Évidemment, aucun de nous n’osait dire combien cette femme l’intriguait, ni ce qu’il aurait aimé savoir. Parfois un mot s’échappait d’un de nos parents que l’on commentait vigoureusement. Mais entre nous, une forme de pudeur, ou de peur nous réfrénait. Le mystère était entier.
Un après-midi de mai. Nous étions dans le jardin. Désœuvrés. Quand la femme traversa le jardin. Pour sortir. Heure inhabituelle, démarche inhabituelle. Elle passa devant nous sans un regard. Hâtivement.
Nous étions surpris. Déstabilisés. Je ne résistais pas à les interroger :
Sergio avait ouvert la voie. On pouvait parler.
Là, nous avons tous éclaté de rire. Un amoureux. Pour une vieille comme elle !! Il était l’heure de rentrer. Personne ne l’a suivie. L’incident rejoignit le quotidien.
Mais quand tous les jours de la semaine, elle partit aux mêmes heures, nous n’en pouvions plus de curiosité. Et on fit conseil.
Sergio balaya l’objection d’un revers de main.
Aucune main ne s’était levée. Surtout pas la mienne.
Au repas du soir, je n’ai pu m’empêcher d’évoquer cette femme. Mes parents éludèrent le sujet. Hésitants sur son nom. Mais en parlèrent un peu comme une sorte de trésor, à la fois lumineux et fragile. Ils racontèrent qu’elle était arrivée depuis 10 ans. Un peu superbe. Tout le monde s’attendait à un va et vient autour d’elle et en fait, rien. Une limousine l’avait déposée un jour. le lendemain, un camion ses effets personnels dans des malles. Et puis plus rien. Qui était-elle ? Personne ne savait vraiment. Comment vivait-elle ? C’était une autre partie du mystère. On entendait sa langue inconnue, son italien rocailleux, quoique parfait. Oui. Mais comme elle ne gênait personne, souriait aux enfants, portait sur elle les rêves improbables de chacun, marchait en dansant, on l’avait adoptée. Sans rien savoir. Ni voir. Si ce n’est le voile de tristesse qui était doucement descendu sur elle au fil des années.
Le lendemain, les copains étaient en retard. De manière inhabituelle. En même temps, c’était peut-être jour de lessive ou de corvée. Sous la houlette des mères affairées. Et dans ce cas, aucune échappatoire possible.
Dans l’air doux de ce matin d’automne, je flânais. Irrésistiblement attiré par le bâtiment où habitait Carusa, ou Livia ou peut-être Sylvia. Je ne savais pas. Enfin, moi je penchais pour Carusa. Parce cela chantait, cela caressait. C’était chaud. Je la vis sortir. Son sac habituel à la main. Un peu gonflé.
Je me suis approché. Une de ses fenêtres était entrouverte. Atteignable. J’ai tourné la tête trois fois. Personne. J’ai agrippé la fermeture du volet, appuyé mon pied sur un clou égaré du mur, agrippé fébrilement le rebord de la fenêtre, peiné, tiré, retenant un petit cri et me suis hissé dans la pièce en m’éraflant le ventre sur le bois écaillé. Le souffle coupé d’avoir osé.
J’étais dans une sorte de salon. Enfin, je crois. Il n’y avait pas de fauteuils. Sur le mur de gauche, des pages de journaux. Du sol au plafond. Sur le mur de droite des photos, des affiches où je reconnaissais parfois Carusa. Au fond, deux grands rideaux, rouges, installés à un mètre du mur, formant comme une scène. Petite, coincée par le mur mais quand même. Et aussi de grandes malles, ouvertes, pleines de vêtements, de chaussures, de chapeaux, de foulards. Je ne voyais pas bien.
J’avançai à petit pas dans la pénombre que les volets procuraient. Des tapis étaient étalés sur le sol. Partout. Même dans la petite pièce à côté où il y avait une sorte de matelas, couvert de coussins colorés, une table basse où restait une tasse de café et un morceau de pain. Et encore des malles. Certaines vides. D’autres empilées, maladroitement. Et rien d’autres. Il y avait sans doute un bout de cuisine, de salle de douche, de toilette. Mais je ne cherchai pas. J’étais irrésistiblement attiré par les photos dans la pièce d’à côté.
Je devinais que c’était son monde. Carusa sur scène dans des tenues éblouissantes. Carusa au bras d’hommes magnifiques. Carusa déclamant, chantant. Du moins je l’imaginais. Carusa alanguie sur une plage. Carusa un bébé rond dans les bras. Le sourire de Carusa, son regard, sa beauté, son charme, sa vigueur, son corps droit, comme une écriture heureuse. Je la trouvais si belle. J’étais ébloui. A regret, je me tournais vers les journaux. Je comprenais bien que cela racontait, présentait. Comme une explication des photos qui me faisaient rêver. Mais non! Je voulais continuer de rêver. Je n’ai même pas cherché à connaître son nom. Et je me suis allongé sur le sol. Près des photos. Oubliant totalement où j’étais. Que je n’étais qu’un intrus. Que les copains m’attendaient peut-être. Que Carusa allait peut-être rentrer. Que…
J’ai dû m’endormir là. Je ne l’ai pas entendue rentrer. Mes yeux se sont ouverts sous son regard si doux. J’ai sursauté. Oh mon Dieu qu’avais-je fait ?
Elle a juste soufflé :
Elle avait une vague dans son regard où tristesse profonde et amour se confondaient. J’étais envahi, sans voix. Le temps s’est arrêté. Les bruits de dehors arrivaient sans éteindre cette petite flamme.
Ma voix a chevroté :
Elle a ri. Un peu de travers.
Sa voix chaude a roulé. Charriant un italien aux accents lointains.
Muet, j’ai désigné la fenêtre, honteux. Elle a souri.
Là, sous sa douceur, j’ai retrouvé ma voix.
Là, elle m’avait cueillie. J’étais muet.
Sa voix s’est cassée dans un sanglot sourd. Les larmes coulaient. D’une main incertaine, mon doigt en a essuyé une. Une lourde. Prête à s’écraser sur le sol.
Lentement son regard a changé.
Elle s’est tue. Une tristesse infinie irradiant de tout son corps.
Les copains ont fini par se désintéresser d’elle. Ne tournant même plus la tête quand elle passait.
Moi, je profitais de leurs absences pour aller la voir. Mes histoires d’école, de bêtises, de copains la faisaient beaucoup rire. Elle était si belle quand elle riait. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Elle ne voulait plus croire à la beauté. Moi, j’étais heureux de pouvoir raconter. Mes parents n’avaient jamais le temps. Et j’adorais l’écouter. Elle me parlait de ses films, des théâtres où elle avait joué. Des hommes amoureux d’elle. Mon imagination galopait. Je voulais aussi devenir acteur. Porter des histoires. Me glisser dans la peau de tant d’autres. J’étais son fils, son petit-fils, son ami, son confident. Elle était ma grand-mère, ma marraine, mon amie.
Au fil des mois et de nos rendez-vous secrets, j’ai vu les malles se vider petit à petit. J’ai commencé à m‘en inquiéter. Elle a balayé mes remarques d’un revers de main.
Quand une ambulance, toutes sirènes hurlantes, est passée à côté de moi cet après-midi-là sur mon retour de l’école, tout de suite j’ai su. J’ai eu envie de crier.
Quand regarder votre enfance, c’est l’antre noire, sans lumière, sans filtres où rien de transparaît ne parle ni se tait.
C’est ça mon nom
Quand le vent balaie les rochers, transporte le sable, rugit votre peine, croque les vagues, lave la mer… et vous.
C’est ça mon nom
Si l’aube sort de sa torpeur et pose le jour en espoir, vous enveloppe de son sommeil évanoui, ronronne au coin du café.
C’est ça mon nom
Si cette main caressante, exploratrice, poignante glisse. Aux mots de votre peau. En un indéfini interminable. Sans autre langage que le plaisir
C’est ça mon nom.
Et si le brin d’herbe, l’épervier, les gravillons, Et si l’âtre gorgé de feu, Et si la terre grasse à mes mains, Et si le lézard immobile, Et si le bourgeon, l’abeille, la limace vorace, Et si le souffle du sol, la fermeté du ciel,
C’est ça mon nom.
Alors je reste.
A la manière de Charles Brautigan
Quand l’ombre frôle les corps
L’écorce frémit
et ravive le chant du vent
Rien ne perle du creuset de tes mots
de l’orage de la terre
du feuillage intime
Un regard, là, retient
L’envie de la sève
La lueur des soupirs
L’ombre allume la peau
L’écorce écrit
une contrée
en feu
sans encre ni fils
Que la nuit protège
Et il est là.
Comme une ombre un souffle
indicible transparent
Mais bien là!
Une voix une respiration
une parole particulière
glissant dans mon corps habitant mes songes.
Fantôme présence passage… ou ?
Que sais-je ! Il parle
et je ne connais pas ses mots.
Il est là et je ne sais quoi faire
de ses messages électriques
mots de douleurs
maux de douceurs
vents
qui me poussent me poussent me repoussent.
Rencontre ou combat ?
Ombre passagère,
Je te sens je t’entends je te rêve je te tremble
Tu grignotes cisaille retaille l’incertitude en moi
Un voile une respiration saccadée de l’aube.
Ton ombre flotte sinueuse
glisse frauduleuse
Le soleil de l’aube ne t’éteint pas tu résistes et restes
Et moi je verrouille je me perds je cherche et j’erre aussi…
Que puis-je pour toi ?
Hors de l’ombre du sommeil.
Tu es loin. Et le feu brûle… Vorace, appliqué… Devant cette obstination rougeoyante, je ne peux m’empêcher de penser à cette proximité-distance qui donne naissance aux flammes. Caressé par un souffle invisible, allumé d’une incroyable étincelle.
Tu es loin. Encore. Et l’écart entre les bois comme un mystère. Juste cet espace loin de l’autre pour brûler soi-même, se consumer tranquillement. Juste l’autre bûche, pas trop loin, juste assez proche pour irriguer de sa chaleur, le bois offert, les braises naissantes.
Tu es loin. Toi aussi. Et ces flammes sensuelles, épaisses, actives, nées de presque rien, de cet éclair incontrôlé, infime, fugace. Elles se glissent entre le bois, fissuré peu à peu. Le bois si solide. Mangé par le feu, magnifié, transformé. Alliage, mariage, complicité, combat … fascinant et troublant.
Tu es loin. Très loin. Et dans le silence du matin, seule la mélodie essoufflée de l’âtre emplit la pièce. Le jour n’est pas encore là, le nuit paresse. Chaque flamme présente et dansante, grignotant le bois offert, me parle. De cette longue distance, de cette absence infusée dans le quotidien, qui ronge et fissure nos liens. Insidieusement, méticuleusement. De ce silence sans étincelles. Qui me brûle.
Tu es loin. Et le feu, affaibli un instant, appelle mes gestes pour bouger une bûche, rassembler les braises, rapprocher les bois éloignés, changer les angles, orienter les parts offertes de chacune, pour brûler mieux… et encore. Gestes interdits avec toi, chacun de toi. Caresses, corps à corps, baiser, étreintes… Va-t-on en oublier jusqu’aux mots ?
Tu es loin. Et un bruit trouble le matin. Une bûche s’écroule. Plus de force. Mangée de chaleur. Elle est presque braise, devenant baiser, nourriture pour celle qui se tient encore fière. Elle lèche, ondoie, glisse, savoure… proche, avide. Brûler l’un près de l’autre. La vie en flamme s’enflamme. Tu, toi, vous, chacun, et les autres aussi… me manquent.
Ne pas laisser le feu s’éteindre !
Je crois qu’il faut que je me réveille. Que je cherche.
Même les mauvaises herbes poussent de travers. La pollution leur manque.
Elles étouffent.
Les fleurs sont suspectes. De couleurs vives, de souplesse au vent.
C’est interdit.
Même le silence est frauduleux.
Volé à l’absence, tranché, arraché de nos bouches, de nos souffles.
Même les regards se sont enfuis. Traqués par la peur.
Réfugiés, cachés, braqués sur nos pas.
Il faut que j’explore. Que je pousse le murs.
Même l’air est grillagé. Il ne sort que sur autorisation.
Distillé avec parcimonie à ceux qui obéissent.
Les gestes sont muselés. Jetés aux oubliettes.
Ils sont en rééducation. Sociale.
Même les corps sont ralentis. Comme en suspensions.
Outil innocent du massacre.
Il faut que je parle. Que je crie.
Les saveurs sont en règle. En uniforme gris. Cadrées, en rang.
Même les mots sont devenus virtuels, volants, s’épuisant en rumeurs en sourdine.
Comme la musique. Comme ce chant plaintif que personne n’entend.
Mais je ne peux rien.
Je m’étouffe.
Je hurle le silence.
Je m’épuise contre ces murs si durs, si obéissants.
Ces murs de prisons.
Ces grillages installés.
Il faut que je regarde. Que j’écoute.
On a écrit sur un mur.
On a chanté dans la rue.
On a senti une joie
On a osé acheter du champagne.
On a écrit une lettre.
On a joué, oui joué, et ri !
Ce n’est pas encore un nous. C’est un on.
Ce n’est pas encore un nœud. Ni tout à fait une attache. C’est un essai.
Le on se révolte dans les profondeurs du manque.
Le on ravive les envies.
Le on s’obstine…
Je vais marcher, hors de la prison.
Hors du sage. Hors des absences.
Il faut recommencer. Absolument. Nouer. Renouer.
Réapprendre les nœuds, les attaches.
Nos corps qui se touchent et s’embrassent.
Nos souffles qui se mêlent.
Nous.
Marche dérogatoire
Pas solitaires
Les regards encagés
fuient la rencontre
Regards pestiférés ?
accrochés aux corps désabusés et inquiets
Vide des regards,
Absence de vous
De vous à moi
De moi à vous
Vos regards me manquent
Ces fils aériens tisseurs de liens
en humanité
en cet instant si fractionné si impalpable
Je cherche et cueille cette
petite musique fraternelle de vos regards
pétillante derrière
Les masques
Les gestes barrières
Les appels à la guerre
Envie d’être frères
et solidaires envers et contre tout
à défendre en urgence !
Par vos regards ouverts et volontaires !
Déroutée
Sur l’autoroute embouteillée près de paris, une golf vieillissante, immatriculée dans les Vosges est près de nous. Une jeune femme africaine au volant. Son foulard coloré emprisonne ses cheveux, de grands cercles dorés oscillent à ses oreilles. Avec son visage très maquillé, ses cils savamment ourlés de noir, elle a un air d’une diseuse de bonne aventure, d’une gitane. Un bout de sa robe noire est coincée dans la portière conducteur et flotte au vent. Je lui laisse la parole.
Evidemment je vais être en retard. Ces bouchons autour de Paris sont un enfer. On avance à pas d’homme, c’est tout bonnement infernal… Onze heure quinze, déjà un quart d’heure de retard ! Et cette vieille cage tremble de partout, les vitesses craquent, le moteur tousse de temps en temps. J’espère qu’elle ne va pas me claquer entre les doigts. Ce serait le comble.
Ce rendez-vous je l’attends depuis si longtemps, ou plutôt je ne l’attendais plus vraiment. Comme ces espoirs que l’on traîne sans fin. Qui s’étirent. Et finissent par s’éteindre. On a sursauté tant de fois à la sonnerie du téléphone ou au carillon de la porte dans le vide, épié les lettres au courrier en vain. Alors pour survivre, on l’enferme on ne sait où. Mais plutôt loin, très loin…
J’ai bien essayé, au début, de lancer une ou l’autre bouteille à la mer vers toi, quelques messages, quelques appels. Sans retours. Il y a si longtemps. Je serais incapable d’en donner la date. Rien d’autre que le silence en écho. Ce silence. Ton silence. Qui continue encore et encore. La bouteille s’est-elle brisée sur un rocher ? L’as-tu explosée toi-même de rage, de dépit, d’indifférence ? De mépris peut-être ? Quel chemin a-t-elle parcouru ? Le saurais-je un jour ?
La file des autos se traîne… La radio grésille les nouvelles. Je n’écoute rien. Qu’importe. Une seule chose m’habite. M’attends-tu vraiment ?
J’aimerais être ce que je parais. Quelqu’un qui lit l’avenir. Ooh certes, je joue à cela avec des crédules que ma beauté et ma voix de rocaille enveloppent. Des gestes mesurés, un regard de velours et dans la pénombre d’une pièce aux accents africains, je fais merveille ! Mais quelle foutaise, quelle tromperie ! Je ne vois rien et je ne sais rien. Comme nous tous.
Pourtant, tu m’as donné rendez-vous. Je l’ai découvert il y a 3 jours. Une lettre chez ma mère (comment aurais-tu mon adresse !). Sans fioritures (ça te ressemble !). 24 mai, 11h et une adresse à Bondy. Rien d’autre. Ah si… ta signature. Depuis, tous les scénarios ont défilé dans ma tête, suscitant toutes les variations possibles d’émotions…
Et malgré tout, ce silence, ton silence… Depuis combien de temps ? 20 ans ? Oui 20 ans, c’est ça ! J’avais 15 ans quand tu as disparu de ma vie. Sur le coup d’une dispute un peu plus appuyée que d’habitude avec ma mère. Tu es parti et jamais revenu. Le temps a une autre couleur à ces moments-là. C’est une porte qui claque de plus. Un silence mêlé de pleurs de plus. Un pincement intérieur, un agacement, puis un soulagement. Une légèreté d’ado un peu égocentrique.
Pendant longtemps, je n’ai pas cru à ton silence. Ma mère mentait… elle me punissait de mes explosions adolescentes. Tu ne pouvais pas faire ça ! Toi si chaleureux et tendre. Même fantasque et original, tu ne pouvais pas m’abandonner. Et puis le temps a passé, les mois, les années et toutes les nuances de sentiments m’ont habitées du plus triste au plus vengeur. Je t’ai injurié, diminué, méprisé. J’ai pleuré, soupiré, hurlé. Enfin, un jour, j’ai arrêté d’attendre.
Je vais être en retard, bien plus que je ne l’imaginais. Bientôt midi. Je vais peut-être te rater avec ces foutus embouteillages. Et j’enrage, je bouillonne, je fulmine….
C’est étrange d’aller à un rendez-vous dont je ne sais rien. Que vas-tu me dire ? Que vais-je te dire ? Je ne sais pas. Je crois qu’avant les mots, j’aurais envie d’un regard. Un regard d’attente, un regard d’invitation, même minime. Un regard sans murs. Les mots peuvent être si étroits, si pauvres dans ces instants. Et je ne sais plus rien de toi. Quel homme es-tu aujourd’hui ? As-tu gardé cette allure élancée et élégante, ces cheveux bouclés foisonnants ? Es-tu en couple à nouveau ? Es-tu toujours musicien ? Et ce rire dans tes yeux ? … Peut-être es-tu père à nouveau ? Pour d’autres, à défaut d’être resté le mien.
Mais cela va-t-il avancer, oui ?
Je n’en peux plus. L’angoisse monte. Elle me serre. Je ne veux pas te rater. Ce n’est pas possible. Je ne veux pas. C’est insupportable. J’essaie de me calmer. De respirer. Impossible. Je fais taire la radio d’un geste rageur.
Je ne croyais pas que ton absence était si présente en moi, coffre inviolé de mes secrets silencieux. Mutisme aigu, un peu aigri aussi, que je croyais apaisé. Mais non… Me reviennent en vagues des images passées. Je sens tes bras autour de moi, ta tendresse tranquille. Je revois ces instants de musique où tu me laissais danser à l’envi même à l’heure du coucher. Je revis ces cache-cache frénétiques que rien n’arrêtait, ni les piles de linge propre, ni l’ordre des cageots dans la réserve, les valises et cartons dans le grenier ou les draps sagement tirés de nos lits. Ce pas de côté permanent que tu avais avec moi, dans les faits et dans les mots, qui mettait ma mère en fureur. Elle te traitait d’enfant attardé, de puéril, d’irresponsable… Moi j’aimais bien que tu sois tout cela avec moi, complice de mon enfance.
Je dépasse un accident. Lentement. Une voiture écrasée contre un poids lourd, comme un chiffon. Je frissonne. Une nausée monte. Est-ce ça que tu as fait de mon enfance avec ton silence et ton absence? Un chiffon froissé ? … De la voiture en piteux état, les pompiers sortent une femme, vivante, ses yeux ouverts laissant couler des larmes… Pleurs de douleur, de peur rétrospective, d’incrédulité d’encore être en vie ?
Je frissonne, je suis cette femme. Je sors de mon passé mutilé, je suis fragile, blessée, en larmes, un peu perdue mais je suis vivante. Je suis tellement heureuse de te retrouver. Enfin. Chaque tour de roue, chaque respiration me rapproche de toi. Un explosion incroyable et soudaine de joie et d’espoir m’inonde, balayant l’angoisse, la peur et les questions…
L’heure sur le cadran me saute au visage. Midi et quart. J’ai une heure et quart de retard. Et cela se débloque enfin. Le flot de voitures reprend plus d’aisance une fois passé l’accident. Et plus je m’approche, plus ton image s’éclaircit. Etrangement, ta voix résonne à nouveau en moi, tes bras m’entourent, ta tendresse envahit l’habitacle. C’est très doux, autant qu’inattendu.
18, rue de la forge aux loups, à Bondy. J’y suis. Je gare la voiture. J’arrache mon sac. Mes clés. Pas de manteau. Je claque la porte. Je cours. Je sonne. Le cœur battant. Le souffle court.Des pas approchent. Une femme âgée tire la porte.
– Emilie ?
– Oui
– Je suis Jacqueline, sa mère. Suivez-moi.
Sa mère. Il avait une mère ? Bien sûr… Tout le monde a une mère mais pourquoi ne l’avais-je jamais rencontrée ? Je ne m’attarde pas. Je la suis. Le couloir est un peu sombre. L’escalier craque. L’espace est confiné. Aux abords de la chambre, elle se retourne et murmure d’une voix étouffée.
– Il t’a attendu. Il t’a appelée. « Emilie,… » Ces derniers mots !
Et elle ajoute dans un sanglot :
– Mais il est parti. Il est … mort. A midi… enfin, un peu après.
Je suis anéantie. Trop tard. Je suis arrivée trop tard. Devant mon corps effondré, la femme m’enveloppe de ses bras.
– Il a laissé un paquet pour toi, chuchote-t-elle.
Le silence résonne. Ponctué de nos respirations, de nos larmes.
Alors, j’aspire d’un coup. Je me redresse, me dégage de ses bras et souffle fermement :
– Je ne veux pas rentrer dans la chambre. Je ne veux pas le voir. Je veux garder mes images intérieures. D’enfance et de joie. De vie. Je ne veux rien changer.
Et sans attendre, je prends le paquet, dévale l’escalier, cours à ma voiture, et je m’effondre contre elle. Les larmes m’aveuglent. Et je comprends…
Midi et quart. Ta vie a jailli en moi à cet instant précis. Il n’y a pas de hasard.
L’impression soudaine à ce moment précis est que le monde s’arrête de tourner dans le même sens. Il a juste égrené quelques mots. Juste cela. Froidement. Devant moi. Et plus rien ne sera plus jamais pareil. Tout bascule. Mon corps figé essuie la tempête presque sans signes particuliers. Ma voix tremble peut-être un peu. A peine. Mes mains, posées sur le bureau, sont immobiles. Mon dos appuyé sur le dossier de la chaise.
J’ai juste le sentiment qu’il n’y a plus d’air, plus de vie, plus de respiration. Asphyxie totale. Je ne suis même plus très sûre d’encore connaître mon nom. Ni même où est la porte. Le verdict est là. La mort et son décompte précis. Les constats imparables. Et ce feu en moi. Feu ou lave incandescente. Je ne sais pas bien. Tout brûle en moi.
Je sors du bureau. Et là, tout craque. Les arbres du jardin sont les témoins de mes cris, reçoivent mes coups rageurs sans broncher, cueillent mes mots hachés, perdus, incrédules…
Incrédule ? Pas vraiment. Au creux de cet incendie intérieur. Je sais en fait. Comme une sorte de macabre évidence en moi… C’est fini et ça ira vite ! Le temps très court des jours infiniment longs a commencé.
Et j’y serai seule. Solitaire. Malgré les attentions et les amitiés.
Seule à porter ces mots-là. Définitifs. Cette certitude intérieure qui ne peut être dite et que personne ne peut réellement entendre. Comme un chemin de traverse, invisible des autres… pour tenir, ne pas lâcher, ne pas sombrer.
Encore aujourd’hui, rien ne peut effacer cet instant. Il est ce que je sais du basculement, de l’évidence, de la douleur la plus vive, de l’impuissance la plus totale… et dans le même temps du choix le plus fort, le plus lumineux : celui de vivre malgré tout.
Cela peut paraître une évidence de vivre et cela ne l’est pas. Jusque là la vie avait une couleur simple et fluide. Balade dans la campagne parsemée de fleurs, de jolis paysages, de douces rencontres et de découvertes riches. De cailloux aussi, de cul de sac, de chutes ou de fossés un peu arides que je qualifiais facilement de tragiques ou de noir profond. Mais je ne savais rien. Vraiment rien. Ce jour-là, j’ai expérimenté ce sentiment violent et douloureux de devoir affronter la mort et dans le même temps choisir de vivre. Avec un sentiment coupable de me désolidariser voire de trahir.
Et dès la fin de l’opération c’est devenu cruellement concret. Il a fallu protéger parents et enfants, rassurer, porter des mots d’espoir et de vie quand la résonnance intérieure était tout autre. Il a fallu être là, cajoler, soutenir, aimer, parler, douter aussi… rire parfois aussi. Il a fallu aussi chercher un petit espace de lumière et d’air à moi. Etrange sentiment que celui-là. Soutenir cette vie commune de 25 ans, combattre la maladie, c’était aussi me créer un coin de jardin secret, très secret, très personnel… comme des prémices de cette vie solitaire qui sera la mienne ensuite.
Plus tard.
J’avais toujours imaginé que prendre un chemin de traverse était une sorte d’échappée romantique. On choisit de partir et on laisse derrière soi la grisaille pour aller vers le soleil. J’ai compris ce jour-là, et les jours suivants et encore suivants, que le choix est à la fois plus infime, plus discret, plus enfoui et plus essentiel. Même contrainte. J’ai bien choisi ce jour-là une nouvelle voie. La route de l’instant présent.
Ce choix-là m’a donné de peser mes mots, mes regards. De bâtir un petit espace pour me protéger. De garder l’amour sous toutes ses formes, même si l’une d’entre elles s’en allait. Chaque situation m’ a obligée, ouverte à une vérité, une réponse, une présence pleine et entière. Le temps était compté. Sa valeur était dans la qualité de l’instant. Richesse et fragilité avouée. Ne pas forcément combattre ce que l’on ne comprend pas. Accepter l’impossible comme le plus humble. Etre là. Vraiment là. Jusqu’au bout.
Il n’y a pas d’autre chemin. Je suis habitée par cela. Je l’emprunte chaque jour, chaque matin.
Etre là. Vraiment là. Juste là.