Saveurs

Le soleil s’est uni au vent aujourd’hui.

Sous le flot doré, les feuilles dansent et s’enlacent. Tournées vers la chaude lumière, elles explosent et répondent amoureusement à l’insistante caresse. La chaleur pénétrante s’infiltre, comme un goût de naissance. Et la complicité du vent ôte toute pesanteur.

Mes yeux se ferment. Cette lumière qu’ils taisent à peine, glisse en moi comme un torrent. Douceur ambrée que le souffle hardi allège et embellit.

Les sous bois bruissent de saveurs et de notes. Vigueur affichée des verts multiples, palette innombrables de nuances subtiles, tailles, formes, du plus foncé au plus clair, chacun arborant fièrement sa force de printemps. Les fleurs timides, audacieuses, fébriles cherchent leur place. Cachées dans le tapis ourlé de lierre, dressées le long du chêne fragile en gerbes lumineuses ou groupées en troupe rassurantes d’une violine ardente, elles guettent ou goûtent elles aussi, l’instant vivant.

Au gré du chemin, le soleil se glisse furtivement, trompant la vigilance des arbres et de leur parure. Ils couvent avec bienveillance sols et chemins, petit peuple d’en bas ou d’en haut jamais en repos, terre en éveil. Là, les rayons écartent les branches, ouvrant au détour de mon regard, une oasis baignée d’or. Mon regard se lève et la joie du feuillage en danse et en musique nourrit mon être.

Au loin dans l’abîme du bois, au creux de la pente assombrie tinte le ruisseau. Sa source le lance. Dans sa course, il chantonne et glisse, saute et sonne, court et murmure. Il scintille, doucement, chemine, humblement, savourant comme moi, la grâce ajustée qu’apporte ce jour.

Aujourd’hui, le soleil s’est uni avec le vent…

 

Chemin balisé

Quoi de plus détendant que de profiter de son dimanche pour aller, en famille si possible, dans un de ces immenses magasins ouverts désormais presqu’en permanence.

L’escalier roulant n’offre pas le choix. L’entrée est là. Et uniquement là. Et vous mène dans l’antre du loup. Adieu la lumière du jour, l’univers devient factice, les spots de rigueur et la normalité déplacée. Pourtant tout est fait pour donner l’illusion d’un semblant de chez soi.

Et les flèches vous guident, au sol, aux murs, en peinture, en lumière, en carrelage… sans échappatoires possibles. Alors chacun avance. Doux mélanges des genres. Tout âge et tous styles cohabitent ou s’ignorent superbement. Venir en tribu implique de gérer les curiosités de chacun ou de tous, c’est selon. Et si dans les premiers tournants du chemin, les humeurs sont bon enfant, au fil des pas, elles le deviennent moins.

Au rayon salon, ne pas résister à l’envie de s’asseoir, pour ne pas dire sauter dans chacun des sièges. Avec le risque de perdre le petit dernier en arrêt devant le mécanisme inlassable du fauteuil tapé par un bras vigoureusement obstiné. Ou de se faire tirer vingt fois par la manche, viens voir, viens voir, si… La tentation est à chaque pas, chaque tournant, chacun trouvant là, une raison de réclamer ce qu’il croit lui manquer. Mais est-ce bien raisonnable d’imaginer venir dans un monumental palais de l’achat sans acheter ?

Au rayon cuisine, les couples débattent. Prix, agencement, logiciel 3D, couleur de porte, taille des meubles aux noms imprononçables. Attente interminable, l’énervement guette. Et les mains se nouent moins amoureusement.

Le labyrinthe continue. Au rayon enfant, c’est l’éparpillement garanti. Sous les chapiteaux miniatures, les doigts coiffés de marionnettes multicolores, enfouis dans les tas de peluches chaleureuses. « Et s’ils ne reviennent pas, ils n’auront rien ! », le ton est péremptoire, déjà bien agacé. Les voix sont plus fortes, comme si la présence de jouets autorisait à se lâcher un peu plus.

Pourtant reste l’épreuve du libre-service et de son entrepôt, ultime piège à grande échelle avant les caisses. Réussir à en sortir sans à minima dix choses, toutes très raisonnables, et absolument utiles, relève du tour de force.

Après les étalages fournis, de la vaisselle aux ampoules en passant par les tapis, voilà la cathédrale finale, D’immenses colonnes, toutes chargées de cartons empilés, un labyrinthe de chiffres, d’étages, d’étiquettes, de chariots surchargés et des ultimes présentations de tentations possibles… Parasols, chaises, tables de jardin, étagères en promotion, édredons compressés, boite à outil de pacotille et plantes vertes égarées nourrissent ce décor surréaliste.

On y trouve d’étranges forçats poussant en s’arcboutant des chariots savamment orchestrés de paquets innombrables. D’autres errants cherchant sur leur feuille, la bonne référence, écrite sur la bonne étiquette, du bon étage dans la bonne allée. Seuls les enfants caracolant entre tout cela trouvent là une piste de poursuite ou de cache-cache très à leur goût, sans que cela soit forcément apprécié de ceux qui les accompagnent.

Le meilleur reste peut-être de payer, me direz-vous, car à ce moment-là, la sortie est proche et la délivrance aussi. Cela dépendra du montant de la note, de la longueur de la file à la caisse, puis du temps passé à attendre la commande 42-13, qui n’arrivera que dans 45 interminables minutes, puis enfin, rentrer tout cela dans la, ou les voitures, entre ce que vous avez oublié de vider du coffre, les siège-autos volumineux, et les achats peut-être plus dodus que prévu.

Au moins, vous êtes sortis. Et la sortie est finalement aussi bien indiquée que l’entrée, c’est déjà ça…

Ne riez pas, j’y étais aussi !

 

 

Enfance,

J’ai toujours connu la grille du château de ma grand-mère, ouverte sur l’ample allée de marronniers. Large chemin de terre et de pierre, sans ornières. Arbres droits et solennels. Feuillage gras et fourni à la belle saison. J’entends encore le bruit sourd de la chute des marrons dans l’herbe. Je caresse encore leurs rondeurs luisantes dans le fond de mes poches. Je prépare mes réserves pour les batailles avec les cousins.

L’allée ne semble mener à rien. Le chemin se divise sans que l’on ne puisse rien distinguer hormis troncs et feuillages. Le parc est en rondeurs successives. Suivre le chemin de droite, c’est aller plus vite, c’est le chemin des voitures, c’est le chemin des grands. Moi, j’aime aller à gauche, j’aime entrer dans le mystère du grand hêtre rouge. Cet arbre immense aux branches solides et rassurantes, enveloppe le chemin de sa parure. J’y entre, j’y passe, je le traverse, je m’y cache, j’ai encore en moi son odeur chaude. Au sortir de ce tunnel végétal, c’est la grande prairie qui s’offre. Bordée des deux chemins, elle est comme le ventre accueillant du château.

Mais il y a château et château. Celui-ci n’est qu’un inélégant cube de briques rouges aussi banal que modeste, avec un semblant d’escalier en milieu de façade nommé pompeusement perron. Le perron de pierre grise ? Parfait pour sauter à cloche pied, pour y trouver refuge en cas de jeux de poursuite, pour s’y faire photographier en robe de fête avec Bonne Maman. Mais sûrement pas pour y entrer.

A l’image de ma discrète grand-mère, l’entrée est sur le côté. Une porte étroite, quelques marches en pierres grises, et c’est le grand hall où trône le piano à queue, noir de jais, le seigneur des lieux. Il appelle les doigts agiles et son tabouret rebondi de velours attend les artistes. En face de lui, l’escalier de bois aux larges marches avec sa rampe de bois verni. Un serpent ocre coulant depuis le deuxième étage, large, plat, glissant. Les yeux fermés je revis les glissades interdites, je sens encore le vent siffler doucement à mes oreilles. A faire à l’abri du regard des grands !

Ce château, c’est la demeure  de Bonne Maman, fine silhouette grise au pas mesuré, à la voix douce. Peu de gestes, peu de mots, une tendresse discrète sous le vernis de l’éducation rigoureuse. Bonne Maman, contraste d’une châtelaine de nom, vivant dans une sobriété parfaite.

Née à une époque révolue où l’on se faisait servir, Bonne Maman est parfaitement incapable de cuisiner. Ses talents culinaires s’arrêtent à l’œuf au plat. Et sur la longue table, dans la grande salle à manger aux sombres boiseries, les repas me semblent à chaque fois d’une terrible frugalité.

Bonne Maman a son refuge dans le bureau. Les autres pièces ne lui ressemblent pas. Avec son long gilet gris, sa jupe de toile droite et son chignon resserré, elle est assise près du poêle. Elle y mène scrabble, mah-jong, lecture, tricot ou mots croisés avec l’air appliqué d’une sage écolière. Seuls ses yeux laissent furtivement passer son humour et sa fantaisie.

Son existence paraît tellement étroite à mes yeux d’enfant. Le chemin vers le potager si court. Le bureau si petit. Le programme si immuable. Le plaisir si peu admis. Je ne découvrirai sa finesse et son intelligence que beaucoup plus tard.

Si je m’étonne qu’elle ait eu dix enfants, elle répond finement : « Mais je ne les ai pas eus tous à la fois. » Et si je lui demande de raconter sa rencontre avec Bon papa, elle ne résiste pas à me montrer comment avec son grand chapeau, elle a pu s’isoler avec lui en écartant d’autres soupirants.

Mais surtout, c’est son incroyable tolérance à nos bêtises qui me semble le plus appréciable. Sourde à nos batailles de polochons, aveugle de nos poursuites sur la rampe d’escalier ou de nos cache-cache nocturnes, elle passe sans voir l’étalage effroyable de notre désordre. Peut-être finalement, qu’elle n’était pas du monde des grands !

 

Chemins de silence

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Porte fermée
Silence opaque
D’une prison assourdie
Parole scellée
De l’espace épuisé
J’étouffe

Brume ouatée
Au silence entrebâillé
Porte des songes ralentis
A la blancheur naissante
Je cueille

Violence du silence cru
Tourbillon au temps emballé
A la porte explosée
Éléments démontés
Je suis dépecée

Au loin
Tinte un nouveau-né
La porte tend l’oreille
Au souffle immobile
Je suis toute petite

Silence attentif
Porte ouverte des couleurs
Lumière offerte aux labours neufs
Terre germe de mots
J’engrange