Portrait 6

Dans un des cafés de la rue de Bagnolet, où j’allais, avant, me poser pour boire un verre et écrire, je voyais souvent une jeune femme. La petite quarantaine, les cheveux très courts, teints en blond un peu électrique. Au bar. Lisant ou non. Perchée sur son tabouret.

Je lui laisse la parole.

Mon zinc me manque. Comptoir de bois lissé, formica vintage, sous le zinc protecteur. L’éponge glissée, et encore glissée, les verres mille fois posés, raclés même, le tintement assourdi des couverts, et l’éponge revient à nouveau. Pas de vieillerie mais juste un peu d’âge. Une habile modernité sur un décor plus ancien. Et une musique de 33t qui flotte dans l’air. Ici le temps reste serein, même si les patrons s’activent. Il y a toujours une place pour une pause.

Alors j’étais là tous les soirs, mes jambes cognant le bar, le tabouret un peu haut oscillant sur le sol inégal. Oh légèrement. Comme une petit danse avec le carrelage indécis. J’ai une petite vigilance malgré tout. Je suis tombée une fois… sans gravité. L’occasion d’un rire.

Être au bar c’est un peu quitte ou double. On échange quelques mots avec le patron, on lit des magazines qui trainent, avec le faisceau de regards qui vous chatouillent imperceptiblement. Il y a les « autres du bar », debout ou sur un autre tabouret, les habitués de la même heure avec lesquels on échange un peu, même si on ne sait rien d’eux, les inconnus qui évitent de vous regarder. Et ceux qui sont seuls sur leur table, par envie de solitude ou par timidité. Etonnant isolement que d’être seul dans cet espace bruissant ou bruyant, selon les jours. Ce bar est à deux pas de chez moi. Mon immeuble est une quinzaine de numéros plus haut dans la rue. Je m’y pose tous les soirs, en rentrant du travail. Avide de ce petit cocon intime et peuplé. Habité de nos petits riens de vie, nos arrêts, nos départs. Même discrètement, ils s’immiscent ici. Sorte de halte dans la randonnée, pause fraîcheur, repos près de la source, force pour la suite du jour.

Mon zinc me manque, avec sa porte battant à chaque entrée et sortie. Il me manque. Ils me manquent les autres, croisés là, et ce tricotage discret de nos chemins au coin du formica. Quand Simon claque la porte pour partir à l’école, il y a le silence de l’appartement, le froid de l’ordinateur, et sa lumière bleue. Il y a le bruit anonyme de la rue. Il y a le tintement de ma tasse de café que je repose sur la table. Et cela ne ressemble à rien d’autre qu’à l’absence, au vide, au manque. A l’usure du télétravail.

Je n’en peux plus de cet écho assourdi de la vie, de mes rideaux fermés à 18h,  de mes murs comme une cellule, de tous ces lieux clos, abandonnés, souffrants. La vie n’est pas la vie si je dois vous éviter. M’absenter de vous, creuse la mort en moi, m’abîme, me lézarde. Réveille-en moi ces rêves noirs aux poignards intimes, ces envies de tout lâcher.

Simon me sauve et me perd à la fois. Je me lève, me redresse, brode les bouts de jours pour lui. Ensemble, c’est un fil d’amour discret, maladroit. Cela n’empêche ni l’agacement, ni l’usure, ni le trop plein. Sans éteindre la tendresse. Mais quand Simon part chez son père, c’est bien autre chose qui colore l’absence. L’angoisse. Diffuse, souterraine, accentuée par les freins de Simon à devoir y aller. Son visage se ferme au départ, sa tension est palpable quand il revient, son silence est têtu. Rien ne filtre de ce qu’il s’y passe. Je n’y peux rien. Le temps se raidit encore en son absence, glace les minutes et les heures. Comme si le confinement ne le faisait pas déjà suffisamment. Encore trois jours avant son retour….

Dans un accès fébrile, j’empoigne mon manteau, attrape quelques sous dans mon portefeuille, mes clés, un masque, mon téléphone et je sors en claquant la porte. Je veux au moins prendre un café, servi dehors, debout, dans la rue en battant le pavé dans le froid. En espérant juste que je n’y serai pas seule.

La forme accroupie dans l’ombre du palier me surprend. Simon. Le visage dur. Le corps en nœud. Je sursaute. Son regard me cueille. Il se jette dans mes bras. Tremble. Ne rien dire. Surtout ne rien dire. Pas tout de suite. Même si une tempête de questions me submergent. Mais depuis combien de temps est-il là ? Simon contre moi, je rouvre la porte. Je referme la porte. Ensemble. Seuls. A cet instant, mon téléphone vibre dans ma poche.

Mon zinc me manque.

Portrait 5

Déroutée

Sur l’autoroute embouteillée près de paris, une golf vieillissante, immatriculée dans les Vosges est près de nous. Une jeune femme africaine au volant. Son foulard coloré emprisonne ses cheveux, de grands cercles dorés oscillent à ses oreilles. Avec son visage très maquillé, ses cils savamment ourlés de noir, elle a un air d’une diseuse de bonne aventure, d’une gitane. Un bout de sa robe noire est coincée dans la portière conducteur et flotte au vent. Je lui laisse la parole.

Evidemment je vais être en retard. Ces bouchons autour de Paris sont un enfer. On avance à pas d’homme, c’est tout bonnement infernal… Onze heure quinze, déjà un quart d’heure de retard ! Et cette vieille cage tremble de partout, les vitesses craquent, le moteur tousse de temps en temps. J’espère qu’elle ne va pas me claquer entre les doigts. Ce serait le comble.

Ce rendez-vous je l’attends depuis si longtemps, ou plutôt je ne l’attendais plus vraiment. Comme ces espoirs que l’on traîne sans fin. Qui s’étirent. Et finissent par s’éteindre. On a sursauté tant de fois à la sonnerie du téléphone ou au carillon de la porte dans le vide, épié les lettres au courrier en vain.  Alors pour survivre, on l’enferme on ne sait où. Mais plutôt loin, très loin…

J’ai bien essayé, au début, de lancer une ou l’autre bouteille à la mer vers toi, quelques messages, quelques appels. Sans retours. Il y a si longtemps. Je serais incapable d’en donner la date. Rien d’autre que le silence en écho. Ce silence. Ton silence. Qui continue encore et encore. La bouteille s’est-elle brisée sur un rocher ? L’as-tu explosée toi-même de rage, de dépit, d’indifférence ? De mépris peut-être ? Quel chemin a-t-elle parcouru ? Le saurais-je un jour ?

La file des autos se traîne… La radio grésille les nouvelles. Je n’écoute rien. Qu’importe. Une seule chose m’habite. M’attends-tu vraiment ?

J’aimerais être ce que je parais. Quelqu’un qui lit l’avenir. Ooh certes, je joue à cela avec des crédules que ma beauté et ma voix de rocaille enveloppent. Des gestes mesurés, un regard de velours et dans la pénombre d’une pièce aux accents africains, je fais merveille ! Mais quelle foutaise, quelle tromperie ! Je ne vois rien et  je ne sais rien. Comme nous tous.

Pourtant, tu m’as donné rendez-vous. Je l’ai découvert il y a 3 jours. Une lettre chez ma mère (comment aurais-tu mon adresse !).  Sans fioritures (ça te ressemble !). 24 mai, 11h et une adresse à Bondy. Rien d’autre. Ah si… ta signature. Depuis, tous les scénarios ont défilé dans ma tête, suscitant toutes les variations possibles d’émotions…

Et malgré tout, ce silence, ton silence… Depuis combien de temps ? 20 ans ? Oui 20 ans, c’est ça ! J’avais 15 ans quand tu as disparu de ma vie. Sur le coup d’une dispute un peu plus appuyée que d’habitude avec ma mère. Tu es parti et jamais revenu. Le temps a une autre couleur à ces moments-là. C’est une porte qui claque de plus. Un silence mêlé de pleurs de plus. Un pincement intérieur, un agacement, puis un soulagement. Une légèreté d’ado un peu égocentrique.

Pendant longtemps, je n’ai pas cru à ton silence. Ma mère mentait… elle me punissait de mes explosions adolescentes. Tu ne pouvais pas faire ça ! Toi si chaleureux et tendre. Même fantasque et original, tu ne pouvais pas m’abandonner. Et puis le temps a passé, les mois, les années et toutes les nuances de sentiments m’ont habitées du plus triste au plus vengeur. Je t’ai injurié, diminué, méprisé. J’ai pleuré, soupiré, hurlé.  Enfin, un jour, j’ai arrêté d’attendre.

Je vais être en retard, bien plus que je ne l’imaginais. Bientôt midi. Je vais peut-être te rater avec ces foutus embouteillages. Et j’enrage, je bouillonne, je fulmine….

C’est étrange d’aller à un rendez-vous dont je ne sais rien. Que vas-tu me dire ? Que vais-je te dire ? Je ne sais pas. Je crois qu’avant les mots, j’aurais envie d’un regard. Un regard d’attente, un regard d’invitation, même minime. Un regard sans murs. Les mots peuvent être si étroits, si pauvres dans ces instants. Et je ne sais plus rien de toi. Quel homme es-tu aujourd’hui ? As-tu gardé cette allure élancée et élégante, ces cheveux bouclés foisonnants ? Es-tu en couple à nouveau ? Es-tu toujours musicien ? Et ce rire dans tes yeux ? … Peut-être es-tu père à nouveau ? Pour d’autres, à défaut d’être resté le mien.

Mais cela va-t-il avancer, oui ?

Je n’en peux plus. L’angoisse monte. Elle me serre. Je ne veux pas te rater. Ce n’est pas possible. Je ne veux pas. C’est insupportable. J’essaie de me calmer. De respirer. Impossible. Je fais taire la radio d’un geste rageur.

Je ne croyais pas que ton absence était si présente en moi, coffre inviolé de mes secrets silencieux. Mutisme aigu, un peu aigri aussi, que je croyais apaisé. Mais non… Me reviennent en vagues des images passées. Je sens tes bras autour de moi, ta tendresse tranquille. Je revois ces instants de musique où tu me laissais danser à l’envi même à l’heure du coucher. Je revis ces cache-cache frénétiques que rien n’arrêtait, ni les piles de linge propre, ni l’ordre des cageots dans la réserve, les valises et cartons dans le grenier ou les draps sagement tirés de nos lits.  Ce pas de côté permanent que tu avais avec moi, dans les faits et dans les mots, qui mettait ma mère en fureur. Elle te traitait d’enfant attardé, de puéril, d’irresponsable… Moi j’aimais bien que tu sois tout cela avec moi, complice de mon enfance.

Je dépasse un accident. Lentement. Une voiture écrasée contre un poids lourd, comme un chiffon. Je frissonne. Une nausée monte. Est-ce ça que tu as fait de mon enfance avec ton silence et ton absence? Un chiffon froissé ?  … De la voiture en piteux état, les pompiers sortent une femme, vivante, ses yeux ouverts laissant couler des larmes… Pleurs de douleur, de peur rétrospective, d’incrédulité d’encore être en vie ?

Je frissonne, je suis cette femme. Je sors de mon passé mutilé, je suis fragile, blessée, en larmes, un peu perdue mais je suis vivante. Je suis tellement heureuse de te retrouver. Enfin. Chaque tour de roue, chaque respiration me rapproche de toi. Un explosion incroyable et soudaine de joie et d’espoir m’inonde, balayant l’angoisse, la peur et les questions…

L’heure sur le cadran me saute au visage. Midi et quart. J’ai une heure et quart de retard. Et cela se débloque enfin. Le flot de voitures reprend plus d’aisance une fois passé l’accident. Et plus je m’approche, plus ton image s’éclaircit. Etrangement, ta voix résonne à nouveau en moi, tes bras m’entourent, ta tendresse envahit l’habitacle. C’est très doux, autant qu’inattendu.

18, rue de la forge aux loups, à Bondy. J’y suis. Je gare la voiture. J’arrache mon sac. Mes clés. Pas de manteau. Je claque la porte. Je cours. Je sonne. Le cœur battant. Le souffle court.Des pas approchent. Une femme âgée tire la porte.

– Emilie ?

– Oui

– Je suis Jacqueline, sa mère. Suivez-moi.

Sa mère. Il avait une mère ? Bien sûr… Tout le monde a une mère mais pourquoi ne l’avais-je jamais rencontrée ? Je ne m’attarde pas. Je la suis. Le couloir est un peu sombre. L’escalier craque.  L’espace est confiné. Aux abords de la chambre, elle se retourne et murmure d’une voix étouffée.

– Il t’a attendu. Il t’a appelée. « Emilie,… » Ces derniers mots !

Et elle ajoute dans un sanglot :

– Mais il est parti. Il est … mort. A midi… enfin, un peu après.

Je suis anéantie. Trop tard. Je suis arrivée trop tard. Devant mon corps effondré, la femme m’enveloppe de ses bras.

– Il a laissé un paquet pour toi, chuchote-t-elle.

Le silence résonne. Ponctué de nos respirations, de nos larmes.

Alors, j’aspire d’un coup. Je me redresse, me dégage de ses bras et souffle fermement :

– Je ne veux pas rentrer dans la chambre. Je ne veux pas le voir. Je veux garder mes images intérieures. D’enfance et de joie.  De vie. Je ne veux rien changer.

Et sans attendre, je prends le paquet, dévale l’escalier, cours à ma voiture, et je m’effondre contre elle. Les larmes m’aveuglent. Et je comprends…

Midi et quart. Ta vie a jailli en moi à cet instant précis. Il n’y a pas de hasard.

C’était chez moi…

 

Le mur noirci dégage une odeur acre et insinuante. La façade affaiblie, semble pleurer des larmes noires. La fumée et les flammes ont mangé, sali, dévasté…

Je dois malgré tout y entrer. La porte est entrebâillée. La serrure tordue dépasse. L’odeur me prend à la gorge, m’étouffe déjà, acide et violente.  J’ai envie de reculer. C’était chez moi. C’était…

Le feu a dévoré tout ce qu’il a pu, hier, quelques heures avant, un instant en quelque sorte.  Un court circuit, dans le magasin d’en bas, une étincelle, un geste pour tout redémarrer et le feu explose. Cheveux brulés, flammes qui jaillissent et elle s’enfuit, elle hurle. Le silence lui répond. Elle court affolée, frappe aux appartements, frappe frénétiquement… Son visage est blanc, rouge, creusé de peur et d’angoisse.

La porte blindée du magasin se ferme happée par la vigueur des flammes. Le piège est clos.  Elle sort dans le rue hurlant…. Au feu……

Enfin je crois. Je n’étais pas là. Je ne connais pas la suite. Les pompiers, les camions, l’effervescence. Scier la grille de fer, se battre , se relayer… 5 camions qui occupent toute la rue… La peur, les curieux indécents, les lumières qui jettent leur angoisse tournante,…  Quand j’arrive, c’est déjà le désastre, les murs ruinés, la fumée acre qui s’élève encore de ce qu’il reste du magasin,  les gravats, mêlés de boue d’où s’échappent bout de sacs, poignée de valise. Le contraste entre les actifs et ceux au regard noyé, incapables d’intégrer ce qu’il vient de se passer. Trop vite, trop soudain, trop impensable, trop, tout simplement trop.

Quand j’arrive, je suis sans gestes, arrêtée. Pourtant je devrais parler au pompier, essayer de savoir, Mais je balbutie, je tremble de peur rétrospective aussi. Et si, Tanguy, et si la nuit et si la fumée, les flammes, le drame. Me calmer, revenir à ce qui est  et suivre le pompier dans l’escalier dévasté.

Tout est noir, j’étouffe, ma tête est dans un étau, mes pieds se prennent dans des gravats, mon visage heurte des fils pendant du plafond. Je titube plus que je ne marche en suivant la lumière tremblée devant moi.  Chez moi, tout est  noir, enfumé, sali, comme violé mais pas brulé. Et nous sommes vivants, intacts. Alors…

C’était chez moi. C’était…