L’eau de la nuit

Le soir venait d’allonger son ombre sur la petite ville quand j’ai glissé la clé dans la serrure. La rue est calme, comme celle d’un bourg de province en début de soirée. Seul le café sur la place donne un semblant de vie. 

La porte a grincé. La maison dans la pénombre semble en sommeil. Et je cherche en tâtonnant l’interrupteur de l’entrée. La brusque lumière éveille les couleurs accueillantes. Nous étions venus ici avec Clara deux semaines en vacances, il y a 10 ans. 15 jours de bonheur à explorer la région. Grâce à la générosité d’amis, qui me prêtent leur maison à nouveau aujourd’hui.

Il y a 10 ans. Déjà. Que le temps passe vite.

Je pose mes bagages dans l’entrée. Et marche à petits pas dans la douce torpeur des pièces. Les volets sont fermés. Je ne pense pas les ouvrir. Pas besoin. Je laisse les ombres teintées des lumières de la rue me guider. Le salon, douillet dont l’âtre attend les bûches. La cuisine sobre, éclairée du lampadaire voisin. La salle à manger et sa longue table familiale. Rien n’a véritablement changé. Une maison de vacances au confort bricolé qui garde les souvenirs au chaud.

Mon sac de voyage à la main, je me dirige vers l’étage. Je n’ai toujours pas allumé les lumières. Je tâtonne. Touche. Suis la rampe de ma main droite. Quelle chambre avions-nous eu il y a 10 ans ? Celle de droite ou de gauche ? Je ne sais plus, je choisis celle de droite. Côté jardin. Au lit gonflé de son édredon en plumes. Je hume. L’air est un peu saturé. J’ouvre la fenêtre malgré la fraîcheur de l’air. 

Clara doit me rejoindre. Quand ? Je ne sais pas exactement. Elle remonte de Carcassonne en voiture après trois semaines de tournage. C’est long trois semaines. Et elle ne m’a pas communiqué l’heure de son départ. Elle arrivera dans la nuit ou demain matin ou… J’ai l’habitude de ses retours approximatifs de Clara. Cela fait partie du personnage. Et je l’ai épousé en connaissance de cause. Elle est comme un oiseau migrateur, elle va elle vient. Ivre du voyage. Je suis en quelque sorte son port d’attache. J’ai appris à attendre.

Je n’ai rien apporté pour diner. Je vais aller jusqu’au café voir s’il est possible de manger brièvement. En ce mois de novembre, je suis le seul dans la rue à marcher vers la place. Nous étions venus en été. Rien n’est pareil. Tout est plus lourd, plus triste, plus solitaire. 

Au café, je dois un peu insister pour avoir une assiette frugale. Qu’importe. Mes yeux sont partis il y a 10 ans. Clara, souriant dans le soleil. Son regard amoureux accrochant le mien, ses épaules souples, ambrées par l’été, sa fine robe moulant sa poitrine ronde. J’ai envie d’y mettre la main. 

  • Monsieur on va fermer. 

Je sursaute. Mes rêves m’entrainent bien loin, j’ai oublié de manger. Je me dépêche, avale plus que je ne mange, siffle mon verre de vin d’un coup pour libérer l’employé pressé de fermer. 

Près de la fontaine, au centre de la place, une femme boit l’eau qui s’écoule avec parcimonie. Ses longs cheveux retenus dans un lourd chignon. Habillée d’une longue robe bleu foncé. Bleu nuit en fait. Un instant me vient l’image de sa chevelure abondante s’échappant du chignon et venant puiser elle aussi dans l’eau ruisselante. L’eau de la vie, en apparence inépuisable.

Mes pas me ramènent lentement vers la maison. Dans l’entrée j’hésite. Un petit verre dans la cuisine ou le salon pour démarrer une flambée ? Ce sera le salon. J’ai de longues heures devant moi je le crains. Et la seule lueur de flammes me suffit. Je n’ai pas envie ni de lire, ni de feuilleter un magazine, ni d’écrire, ni… rien. J’essaie de me souvenir, de Clara surgissant après la route, m’éveillant de ma torpeur dans le canapé du salon, vaincu par la fatigue de l’attente. Clara me caressant le visage avec légèreté pour me ramener du sommeil. Son regard pétillant semblant dire: tu vois, je reviens toujours. Clara, dont je suis l’homme en attente. De Clara au travail, de Clara en tournage, de Clara avec les enfants, de Clara en marche solitaire. Clara, ma source.

Et encore aujourd’hui, ce soir, cette nuit. 

Je n’ai pas sommeil, je cueille les souvenirs, les images, d’elle, de nous, d’elle… C’est flou parfois, comme un film usé qu’on a trop passé dans la machine, un peu griffé, un peu sale. Son visage disparait parfois. Et cela m’angoisse. Comme si la seule manière d’aimer Clara était de la laisser disparaitre, s’éclipser. 

Un bruit sec vient de l’étage. Je sursaute. Je monte, toutes lumières allumées cette fois. C’est la fenêtre de la chambre. Le vent qui s’est levé la secoue, elle se défend, répond et claque. Au moment de la fermer, dans le jardin, je crois distinguer la silhouette de la femme de tout à l’heure. Je ferme les yeux, incrédule. Les rouvrent. Plus rien. 

Devant les flammes actives et vigoureuses, j’écoute les bruits de la maison. Inconnus. Comme une conversation dont je suis exclu. Il y a un grincement continu. Qui vient du jardin. Comme une scie rasant le bois. Comme une usure de la nuit. Je sursaute encore à une voiture qui passe dans la rue. Il y en a tellement peu, elle m’a surpris. 

J’attends mais je n’aime pas. Je finis toujours par penser que Clara se joue de moi, qu’elle m’utilise, comme un vulgaire pantin. Cette fois où elle est arrivée au petit matin au lieu du soir. Sans me donner une quelconque explication. Je l’ai vue dans un lit d’hôpital, je l’ai vue dans les bras d’un autre, je l’ai vue… sans la voir. Qui me dit qu’elle n’a pas des amants, dans chaque voyage, cultivant les relations éphémères. Plus exotiques que de me retrouver, moi, toujours le même, toujours à sa dévotion. Une sorte de rage monte en moi. Des images m’assaillent de son corps rivé à celui d’un autre, ou d’une autre, de ces caresses, ces doigts, ces bouches, ces peaux, ces accents de passion. Je marche dans le salon, j’ai envie de vomir, de crier, je ne crois plus à rien. 

Pour me calmer, je pars à la cuisine. La nuit est maintenant bien installée. Minuit ne doit pas être loin. J’ouvre tous les placards fébrilement. Ils ont bien une bouteille de vin quelque part. Ou une bière. Ou… 

Sous l’évier, je trouve du vin. Rouge. Cheval noir 2019. Je prends. Je leur dirai. J’ai besoin de boire, d’essayer de retrouver mon calme effrité.

Je repars au salon la bouteille et le verre dans les mains. J’ai le temps. Mais les images reviennent, ponctuées des silences suspects de Clara ou de son imprécision, de ces mots qui m’attaquent à chaque fois : Mais je suis là Yvan. Pourquoi me questionner ? Cela ne suffit pas que je sois là ?

Et je ravale, je me sens à la fois, idiot d’avoir douté et convaincu de n’être rien, ou si peu. Je peux penser à Clara des heures, penser à moi est impossible, comme si j’étais une sorte de fantôme sans couleur. Je ne suis rien sans elle. Vide. Vidé. Transparent. 

Deuxième verre. Il me réchauffe. Mais ne me calme pas. Je refais pour la millième fois les calculs. Si elle est partie de Carcassonne vers 18h alors… si elle s’est arrêtée en chemin, je rajoute une heure, mais, là encore elle devrait bientôt être là. L’église sonne trois heures. Tiens, elle sonne la nuit l’église ici ? Étrange. 

Le grincement continue dans le jardin. Depuis la fenêtre de la salle à manger, je scrute les ombres, les arbres qui ploient sous le vent et la pluie. A nouveau une silhouette semble y glisser. Puis disparait. Cette femme. Mais que fait elle dans le jardin ? Est-elle une messagère ? Est-ce encore ma fébrile imagination ? Ou le vin ?

Une ambulance troue le silence. Un accident. Clara a eu un accident. C’est cela que cette femme vient me dire. Que Clara va mourir. Que… 

Je pleure d’angoisse, voyant la voiture en flamme, un camion basculé sur le côté, le corps coincé, les pompiers, la scie de la tôle, les brancards, les sirènes… Tout le film se déroule avec une précision de métronome, je vois chaque blessure, chaque inconscience de Clara, chaque mot, chaque efficacité, chaque douleur. Je suis aiguillonné traversé. 

La sonnerie de la porte d’entrée me dresse contre le mur. Qui cela peut-il bien être… Clara ? Le cœur palpitant j’ouvre la porte.  Devant moi cette femme, sombre, diaphane, furtive. J’entends : mais pourquoi l’attendez-vous encore ? Est-ce sa voix ?

Je suis statufié. Incapable de rien dire. Parce que je l’aime, que je suis heureux de la retrouver, que … Ma langue est raide. La femme a disparu.

C’est long. Je suis comme paralysé. Comme une concrétisation de ma peur de vivre sans Clara. De ces moments où elle s’absente. Des espaces d’apnée pour moi. De respiration filtrée.

La nuit s’approfondit encore. Ces heures où le matin est encore loin, où le noir, le sombre gardent leur emprise, où l’angoisse n’en peut plus d’espérer l’aube. La bouteille est vide. J’ai trop bu. Clara n’aimera pas. Elle déteste quand je suis saoul. Elle a d’un coup ce regard de mépris qui me coupe en pièces. 

Je vais chercher de l’eau. Dans une sorte de démarche dansante. Impossible d’aller droit. Le feu s’est éteint. J’ai dû relâcher ma vigilance sans m’en rendre compte. Allez. Encore un verre d’eau. La nuit est lourde.

J’ai sursauté. Une porte de voiture a claqué. La nuit est moins épaisse. Une lueur vague se glisse entre le bois des volets. Je dois m’être un peu assoupi dans le fauteuil. Clara n’est toujours pas là. 

Bien sûr que non, elle n’est pas là. Je le savais. 

Mon portable se met à vibrer. Adeline, notre fille.

  • Papa ?
  • Oui
  • Papa, où es-tu ?

   J’hésite, je bafouille lamentablement.

  • Papa… s’il te plait.

Je prends une longue respiration.

  • A Corbigny.
  • Et depuis combien de jours ? Ton chien hurle à la mort à la maison. Ce sont les voisins qui m’ont prévenu. 
  • Je ne sais pas, 4 jours ? 5 peut-être ? Je ne sais plus Adeline, je ne sais plus.
  • Papa, évidemment que tu peux partir. Mais tu sais que tu peux me demander de m’en occuper de ton chien. 

J’ai envie de vomir. Je suis perdu. J’entends la voix douce d’Adeline dans une sorte de brouillard. 

  • Oui. Mais j’étais venu pour Clara. Elle devait rentrer de son tournage. Elle n’est toujours pas là.
  • Papa. Tu veux que je vienne te chercher ?
  • Mais Clara ?
  • Papa, cela fait six mois qu’elle est morte dans cet accident de voiture. Tu l’as oublié ? Ne bouge pas, j’arrive. 

Je me suis levé comme un automate. Je le savais. Je le sais. Bien sûr je le sais. Mais ni mon corps, ni mon esprit, ni mon cœur n’arrive à le réaliser. Clara. Mon amour. Où es-tu ?

J’ai marché jusqu’au café de la place. Pour attendre Adeline. Le café est encore fermé. Je crois reconnaître la femme de cette nuit. Son regard doux et bienveillant. Et j’entends : La nuit est finie. L’aube est revenue. Vivez. Sans attendre.

Portrait 6

Dans un des cafés de la rue de Bagnolet, où j’allais, avant, me poser pour boire un verre et écrire, je voyais souvent une jeune femme. La petite quarantaine, les cheveux très courts, teints en blond un peu électrique. Au bar. Lisant ou non. Perchée sur son tabouret.

Je lui laisse la parole.

Mon zinc me manque. Comptoir de bois lissé, formica vintage, sous le zinc protecteur. L’éponge glissée, et encore glissée, les verres mille fois posés, raclés même, le tintement assourdi des couverts, et l’éponge revient à nouveau. Pas de vieillerie mais juste un peu d’âge. Une habile modernité sur un décor plus ancien. Et une musique de 33t qui flotte dans l’air. Ici le temps reste serein, même si les patrons s’activent. Il y a toujours une place pour une pause.

Alors j’étais là tous les soirs, mes jambes cognant le bar, le tabouret un peu haut oscillant sur le sol inégal. Oh légèrement. Comme une petit danse avec le carrelage indécis. J’ai une petite vigilance malgré tout. Je suis tombée une fois… sans gravité. L’occasion d’un rire.

Être au bar c’est un peu quitte ou double. On échange quelques mots avec le patron, on lit des magazines qui trainent, avec le faisceau de regards qui vous chatouillent imperceptiblement. Il y a les « autres du bar », debout ou sur un autre tabouret, les habitués de la même heure avec lesquels on échange un peu, même si on ne sait rien d’eux, les inconnus qui évitent de vous regarder. Et ceux qui sont seuls sur leur table, par envie de solitude ou par timidité. Etonnant isolement que d’être seul dans cet espace bruissant ou bruyant, selon les jours. Ce bar est à deux pas de chez moi. Mon immeuble est une quinzaine de numéros plus haut dans la rue. Je m’y pose tous les soirs, en rentrant du travail. Avide de ce petit cocon intime et peuplé. Habité de nos petits riens de vie, nos arrêts, nos départs. Même discrètement, ils s’immiscent ici. Sorte de halte dans la randonnée, pause fraîcheur, repos près de la source, force pour la suite du jour.

Mon zinc me manque, avec sa porte battant à chaque entrée et sortie. Il me manque. Ils me manquent les autres, croisés là, et ce tricotage discret de nos chemins au coin du formica. Quand Simon claque la porte pour partir à l’école, il y a le silence de l’appartement, le froid de l’ordinateur, et sa lumière bleue. Il y a le bruit anonyme de la rue. Il y a le tintement de ma tasse de café que je repose sur la table. Et cela ne ressemble à rien d’autre qu’à l’absence, au vide, au manque. A l’usure du télétravail.

Je n’en peux plus de cet écho assourdi de la vie, de mes rideaux fermés à 18h,  de mes murs comme une cellule, de tous ces lieux clos, abandonnés, souffrants. La vie n’est pas la vie si je dois vous éviter. M’absenter de vous, creuse la mort en moi, m’abîme, me lézarde. Réveille-en moi ces rêves noirs aux poignards intimes, ces envies de tout lâcher.

Simon me sauve et me perd à la fois. Je me lève, me redresse, brode les bouts de jours pour lui. Ensemble, c’est un fil d’amour discret, maladroit. Cela n’empêche ni l’agacement, ni l’usure, ni le trop plein. Sans éteindre la tendresse. Mais quand Simon part chez son père, c’est bien autre chose qui colore l’absence. L’angoisse. Diffuse, souterraine, accentuée par les freins de Simon à devoir y aller. Son visage se ferme au départ, sa tension est palpable quand il revient, son silence est têtu. Rien ne filtre de ce qu’il s’y passe. Je n’y peux rien. Le temps se raidit encore en son absence, glace les minutes et les heures. Comme si le confinement ne le faisait pas déjà suffisamment. Encore trois jours avant son retour….

Dans un accès fébrile, j’empoigne mon manteau, attrape quelques sous dans mon portefeuille, mes clés, un masque, mon téléphone et je sors en claquant la porte. Je veux au moins prendre un café, servi dehors, debout, dans la rue en battant le pavé dans le froid. En espérant juste que je n’y serai pas seule.

La forme accroupie dans l’ombre du palier me surprend. Simon. Le visage dur. Le corps en nœud. Je sursaute. Son regard me cueille. Il se jette dans mes bras. Tremble. Ne rien dire. Surtout ne rien dire. Pas tout de suite. Même si une tempête de questions me submergent. Mais depuis combien de temps est-il là ? Simon contre moi, je rouvre la porte. Je referme la porte. Ensemble. Seuls. A cet instant, mon téléphone vibre dans ma poche.

Mon zinc me manque.

Voeux

Et il y a toujours cette incertitude du matin
de ce que sera le jour, sa couleur, sa musique…
Quel souffle emportera le feuillage de nos peurs,
les entailles de nos doutes ?

Rien n’est écrit sur l’écorce creusée
juste la trace de la nuit sur les lèvres de son bois
juste le geste effréné des branches vers le jour
juste l’insolente mélopée des feuilles sous la brise.

Sous le couvert de l’aube, la danse des ombres inconnues
ouvrira nos voix, dessinera nos pas
comme le sifflement des nuages emportés par la sève.

Et dans sa course, la rivière portera une douceur
à la joie de nos rires, à nos mains enlacées,
à la lumière ajourée de nos silences,
aux accents acidulés, tenaces, cocasses aussi, de nos amitiés,
à la méticuleuse audace de nos tendresses,
à l’élan inestimable, improbable, imprévu de nos amours
encore et encore malgré tout!

Belle route au long de 2020….

Burano

Rien ne pouvait laisser présager de le retrouver là, dans ces murs, cette chaleur, ces couleurs. Rien. Absolument rien.

Pour passer de Venise à Burano, petite île aux maisons colorées, la longue balade en vaporetto doublant les îles étirant leurs langues de terre, appelle plutôt à la mélancolie. Elle s’y est laissé prendre. Guettant l’oiseau, le coup de vent ou le pêcheur au cœur de la lagune. Recueillant cette autre couleur de Venise. Venise et ses îles, Venise et ses histoires, Venise multiple.

L’île éclate de couleurs. Et même du large, cette palette vive et puissante attire le regard. Elle imagine déjà baigner dans ce ballet muet, virevoltant, chatoyant. Pourtant, le premier contact la déçoit. Ce flot de touristes s’engouffrant dans un chenal préétabli bordé de boutiques l’agace. Et elle prend la première à gauche. Vite. Pour quitter la foule.

C’est dans le silence de cette ruelle écrasée de soleil, les rideaux des portes en envol, les volets soigneusement clos qu’elle a entendu sa voix râler contre ce tourisme de masse, cet exotisme surfait, insupportable. Et elle a souri. Car elle le voyait là, débordant d’énergie, sa chemise en lin blanc à moitié sortie du pantalon. Sa main prenant vigoureusement son épaule : « Viens, on va chercher un coin pour nous. Je refuse de t’embrasser ici. Si ce ne sont pas les touristes, Dieu sait qui nous guette derrière tous ces volets clos. Je me sens épié. Viens. Allons plus loin. »

Et d’un coup la chaleur l’a écrasée. Parce qu’il n’est pas là. Bien sûr qu’il n’est pas là. Elle a cherché un petit muret ou un bord de quai pour asseoir son étonnement, son trouble. Rien. Ces façades aux couleurs si vivantes deviennent subitement des masques grimaçants. Et elle tremble. Pourquoi est-ce qu’il surgit là près d’elle alors que jamais ils ne sont venus ensemble ici, ni à Venise d’ailleurs. Puis il y a si longtemps. Tant d’années bien vivantes, bien remplies, sans lui, sans plus le manque de lui.

Elle s’écroule plus qu’elle ne s’assied au bord d’un tout petit canal. Paisible, isolé. Juste un vieil homme qui range son bateau et une femme accrochant subrepticement son linge au soleil. Et elle laisse monter son trouble. Cet amour-là n’est donc pas mort…. Si elle est honnête, elle le savait. Un diable ressort toujours de sa boite quand on l’enferme. A cet instant, elle aimerait tellement que ce soit plutôt un génie.

Le vent souffle un peu. Courant sur l’eau. Agitant un peu les bateaux. Elle reprend sa marche dans les ruelles. Un peu noyée. Et il revient. Son rire devant un carré de plantes mêlé de bricolage de couleurs un peu kitch. Un capharnaüm un peu enfantin. « Une annexe de la maison des sept nains ? ». Lui et elle complices comme toujours.

Et au gré des pas, toutes ces couleurs qui l’entourent, la rapproche de ce nous du passé.

Le violet éclatant. « Comme cet édredon en fausse soie brillante dans notre chambre d’hôtel en voyage. Quel fou rire !  Tu te souviens ? » Oh oui elle se souvient, de cette couleur vulgaire associée à du vert pomme pour faire design… comme du tendre moment qui a suivi.

La palette des rouges des vins goûtés si souvent ensemble. Il choisissait toujours le vin au restaurant. De cette habitude bien masculine de vouloir maîtriser la situation. Il fermait les yeux une fois le vin en bouche. Jusqu’au jour où elle l’avait traité de macho de ne pas solliciter son avis. Il l’avait laissée ensuite se dépatouiller avec les cartes des vins en la couvant d’un regard attendri.

Les orange,  accords de leurs corps caressés, emportés, arrimés, ancrés. Son regard , sa voix, sa peau… cette chaleur partagée. Ce choc de leur proximité. Liberté derrière les volets clos.

Ces déclins de bleus comme un défi au vent et au temps. Près du petit port, un amas improbable de filets voisine avec une vieille cage sous une planche vermoulue. Ce désordre des ports de pêche où un chat n’y retrouverait pas ses petits, mais le pêcheur oui. Et il reste près d’elle. L’eau et les bateaux, c’est tellement lui ! Tellement lui, l’œil au large, le sourire au lèvre quand la houle bouscule à la sortie du port.

Le jaune, perçant le regard de sa vigueur, de ce champ de tournesol dans la campagne. Nature flamboyante, éblouissement des sens lors d’une marche mémorable. Emotion partagée. Sans se toucher. Aucun besoin de cela.

Les beiges et ocres dans cette église romane, perchée au bout de l’escarpement. Surprise d’une répétition pour un mariage. Et cette voix fluide, chaude s’envolant sous la voûte et leurs mains nouées pour se laisser saisir par la beauté.

Le vert la renvoie au milieu des vignes. Il a emprunté un chemin interdit. Evidemment interdit… cela ajoute du piquant. Et le chemin monte, se creuse de trous, grimpe encore, s’arrête. Elle entend encore son rire triomphant en repartant en marche arrière après avoir savouré la richesse de la nature. Rien ne l’arrête.

Rien. Si ce n’est les circonstances qui ont signé la mort de ce nous…

Le soleil est haut. La chaleur est lourde.  Sa main n’est pas là. Sa voix s’est tue. Son corps s’est évanoui.

Comment fait-on pour étouffer un amour qui ne veut pas mourir ?

 

L’odeur de moisi

L’odeur de moisi a disparu un jour. Brusquement. Je ne sais pas pourquoi.

Elle me poursuivait depuis toujours comme celle âcre d’une vieille armoire que l’on ouvre après un long sommeil. Petite, j’en avais presque peur. Comme d’un démon qui me collait à la peau et défigurait mon visage, mon corps, ma peau. J’en avais honte comme d’une tare. Persuadée qu’elle me précédait en tout lieu, faisant reculer les autres … et moi en premier.

En grandissant, j’ai appris à m’en différencier. A m’en écarter. Lui tenant même des discours véhéments : « Eloigne-toi de moi. Je ne suis pas toi. Je ne suis ni rance ni aigre ni insidieuse. Va-t-en !». Ca, c’était les jours de combat, ceux où, sûre d’un peu de ma valeur, j’essayais d’être fière de moi. Prenant la colère pour chevalier face à cette ombre indésirable.

Les jours creux, au découragement pesant, je virais à la supplication : «  Je t’en supplie, éloigne de moi ce voile de moisi. Je crois que j’y pourris. Ce que je suis s’y décompose. Je me perds. Je t’en prie, éloigne-toi de moi. ». Je ne comprenais pas. Pourquoi moi et seulement moi, portais ce calvaire d’odeur désodorante.

Un jour je l’ai rencontré. Lui. Le corps massif, la figure ronde, les yeux vifs. Souple et agile. Surprenant. Et j’ai aimé son impatience, son impertinence. J’ai aimé ses mots attentifs, ses émotions habitées. J’ai aimé sa cuisine épicée et sa gourmandise. Je l’ai aimé, lui, rien que lui. Et il m’a aimé, moi et mes incertitudes. Moi et mon odeur de moisi.

J’ai même voulu le prévenir, un jour. Pour que déçu et outré, il ne parte pas en laissant la porte ouverte avec un grand courant d’air froid. Et il a ri. De ce rire qui le secoue tout entier. « Mais moi aussi j’ai une odeur qui me suit. Une odeur de voyage et de sable, de vent et d’agrumes. C’est l’ombre de la terre, née du monde des senteurs pour chacun de nous depuis des millénaires. Mais tout le monde l’a oublié ! »

Je suis restée interdite. Le monde des senteurs ? Aujourd’hui, plus souvent emprisonné en bocaux, prisonnier de nos modernités pressées que libre ou volage. Mais après tout, pourquoi pas.

Et je me suis glissée dans cet amour comme dans des chaussettes à bouclettes. Je me suis abandonnée à la chaleur de cette tendresse, au feu de ces rires, à la musique de ces mots. Je me suis sentie plus riche, plus parfumée, plus vivante. Et je l’ai peu à peu oubliée mon odeur de moisi. Je pouvais enfin traverser des rivières, portées par de petits galets sans plus craindre de tomber à l’eau. J’avais cessé de me battre contre un fantôme. Je bataillais pour la vie.

C’est quand elle a cessé, d’un coup, que tout cela m’a sauté au visage comme une bourrasque folle.

Je marche sur le gravier du cimetière. Je suis un cercueil. Celui de ma mère. La foule recueillie rythme son pas sur le mien. L’adieu est fait. Le temps est fini. La corde est rompue. L’air porte les effluves parfumés des couronnes et bouquets du jour, l’acre odeur du tapis de feuilles tombées, l’humidité nourrie de la terre après la pluie. Et là dans ce bruyant bouquet d’odeurs, une seule manque. Celle que j’ai tant cherchée à fuir ou à bannir.

Est-ce une amie ou un démon que j’ai perdu ? Un défenseur ou une ennemie qui m’a quitté ? Peu importe. Je leur ai dit au revoir à toutes les deux. Et j’ai continué mon chemin.

Je voudrais

Je voudrais

Cette couleur d’amour  qui manque à ma palette
Ce souffle de toi pour balayer mes doutes
Cette vérité que nos mots ne portent plus
Ce brin d’envies impossibles pour nourrir nos matins.

Je rêve d’aubes nouvelles, de rires imprévus,
de forges rougeoyantes, de paroles fulgurantes,
de bulles de bonheur qui éclatent aux visages.

Gestes anodins, préparatifs en coulisses,
Bruits de sourdines, mains invisibles.
La fête se pare de milles secrets,
que je voudrais vous cacher pour mieux vous les offrir.

Tendresse particulière…

Ce matin, je marche dans la grisaille parisienne. Attente au feu. La bretelle venant de la voie rapide vomit un flot incessant de voitures impatientes. L’air est gris de poussière, sursaturé de bruits de moteurs. Agression matinale banale.

Au vert, je traverse et entame le passage bétonné pour passer sous le périphérique.

Et là, au milieu, adossés au mur, quatre sacs de courses rouges, ventrus, pleins, tranchent l’espace.

Et là, au milieu, sur les sacs rouges, une jeune maman et son fils, assis, tout entiers absorbés l’un par l’autre.

Il a trois ans, au plus. Et il raconte, bavarde, explique. Sa main, accrochée à un biscuit voltige en tout sens. Les yeux de sa maman brillent de tendresse et d’écoute. Et son éclat de rire à la conclusion de l’histoire illumine l’ambiance.

Enfin, pour moi, là, dans ce matin gris. Car personne d’autre ne regarde cette maman assise avec son petit sous un périphérique hurlant. Vivre à la rue ne se regarde pas.

Alors jaillit en moi, le visage de mes deux petits fils, si proches en âge de ce petit-là. Ils profitent de la même tendresse et de la même écoute mais dans d’autres lieux tellement plus sereins.

Et je sais pourquoi je me bats avec d’autres pour que cela cesse.

La liste des silences qui m’ont parlés…

Aube

J’avais envie de me lever seule en ce matin de voyage. Aussi, je t’ai laissé te préparer avant moi, guettant le bruit sec de la porte, en gardant les yeux clos. Seule. Avec la musique de bruits inconnus chatouillant mes oreilles.

Puis, je me lève, m’habille rapidement et me glisse dans les couloirs de l’hôtel. Dehors, le cloître médiéval est nimbé d’une chaleur fragile. L’aube a des accents dorés. Mes pas glissent sans bruit sur les pierres ancestrales. Une grande porte de bois cloutée me fait face, elle m’appelle. Je la pousse avec curiosité. Alors, le temps plonge. La chapelle que je découvre, respire la paix. Ses colonnes parlent de notes, de prières et de vie. Les voûtes résonnent de chants inconnus.

Mon corps se nourrit des chemins inscrits là. Instant arrêté, ouvert, bavard. Je savoure le décalage avec ma vie. Cet écart qui lui donne en cet instant, toute son ampleur.

 

Émotion

Aujourd’hui, c’est un jour culturel. Exposition d’une amie. Œuvres multiples, discours croisés, entrer dans une expo, c’est d’abord un flot. Une multitude. Puis au rythme des pas, c’est un engagement particulier, un dialogue plus intime.

C’est le troisième tableau de la série qui a ouvert le silence. Une rue qui part en tournant, un jeune garçon finement éclairé par un rayon famélique, une sorte de désert urbain qui crie solitude et misère. Et me voilà ailleurs.

Rien de ce qui m’entoure ne m’atteint plus. Mes pas foulent le bitume, cueillant la chaleur furtive. Le silence pesant de la rue explose en moi. Le jeune garçon abattu appelle ma main chaleureuse. Émotion gratuite qui s’échappe de toute obligation. Saveurs des couleurs, de l’équilibre, de la justesse. Echos de bruits imaginés. Une peinture qui me parle. Je l’écoute.

 

Départ…

La maladie est notre quotidien depuis quelques mois. Et si nous en parlons peu, elle a tout envahi. A coups d’odeurs de désinfectants, de roulements grinçants de brancards, de décomptes obstinés d’appareils de mesures ou de mots feutrés par les questions sans réponses. Toute notre vie s’y trouve maintenant engloutie.

Depuis quelques jours, tu vas moins bien. Tu dois porter le masque à oxygène de plus en plus souvent. Et je ne sais qui, de toi ou de moi, cherche le plus à cacher sa peur. Une sincérité affaiblie qui nous éloigne l’un de l’autre. Les mots sont posés, un peu vides. Les gestes mécaniques nous sauvent de l’instant.

Ce matin, je dois respirer fort, pour trouver la force de pousser la porte de ta chambre d’hôpital. Mon entrée discrète ne te réveille pas. Je vois au mouvement régulier du drap que ton sommeil est paisible. Je m’assieds sur le lit. Et je ne résiste pas à poser ma main sur la tienne.

Doucement tes yeux s’ouvrent. Les mots sont inutiles. Regards croisés qui portent autant de peur que d’amour, d’envies que de regrets, mais surtout une incroyable vérité de l’instant, née de nos fragilités dénudées.

Si tu dois partir, tu le peux. Tout a été dit.