Tout ça…

A la manière de Thomas Vinau

Qu’est-ce que j’en fais, moi, de tout ça ?

Du son du piano dès l’aube

Du linge qui sèche et qui embaume

Du coucher de soleil doré et chaud

De ton souffle dans l’ombre de la nuit

De ton doudou collé à ton petit poing serré

Du sanglot étouffé entrevu sur ton visage

Des mots envoyés que je voudrais rattraper

De ton départ sans retour

Du chat qui ronronne sur le radiateur

Qu’est-ce que j’en fais, moi, de tout ça ?

De l’âtre gorgée de braises

De l’aube qui apaise

Du citron qui détoxe

Des dés jetés sur la piste

Du bois qu’il faut fendre

De la terre qui est toujours trop basse

Des limaces, encore des limaces, encore

Qu’est-ce que j’en fais, moi, de tout ça ?

Du verre qui se fracasse à mes pieds

De ton soupir sourire complice

Du tissu déployé que l’on va couper

Des pieds, l’un après l’autre, en marche chaloupe

Du goutte-à-goutte de la perfusion

Du printemps qui revient toujours

Des mains nouées au rires

Qu’est-ce que j’en fais, moi, de tout ça ?

Petite

Petite, j’étais mendiante.

Personne ne le voyait. Je n’avais ni haillons ni sébille. Je gardais les yeux clairs. Mais, en secret, j’étais chercheuse de regards tremblants, cueilleuse des miettes tombées sur le sol qui ne m’étaient pas destinées. On peut croire qu’un coin secret recueille en nous l’amour. Qu’il s’y pose, repose et germe. Chez moi, il n’y en avait pas. Et je restais mendiante.

Petite j’étais gentille.

Enfin, c’était l’habit que l’on m’avait mis. Comme une identité calée, validée, estampillée. Je ne savais pas vraiment de quoi il s’agissait. Avant de parler, je crois que ce langage s’était imprimé en moi comme l’encre d’un verrou. Je conjuguais le mot gentille. Je gentille, je te gentille, je vous gentille, comme une direction. Je le craquais, le torturais, le dépeçais. A l’intérieur, parfois, naissait colère, rébellion, méchanceté. Mais je ne parlais pas ce langage-là.

Petite, je crois que je savais.

Des choses immobiles, silencieuses, transparentes. Que la course et le bruit des jours ne captaient plus. Elles étaient comme un ruban soyeux, brillant, doux à mes doigts, comme une source chantante glissant dans mon corps en délicieux frissons, en caresses intérieures, comme une lune entre les nuages épars. A la lumière intime, recueillie. Perçant la nuit imposante. Les autres me croyaient ailleurs et j’étais au cœur. Et je ne pouvais rien pour eux.

Petite, j’étais la petite.

Très petite, très princesse, très minou, très câlin. Jamais tout à fait assez grande pour atteindre le chocolat. Jamais assez petite pour se cacher de tous. Jamais assez seule pour crier ma joie. Jamais assez entourée de bras pour pleurer le vide. Jamais sûre que demain serait là. Ni moi non plus. Alors…

Et si…

Quand regarder votre enfance, c’est l’antre noire, sans lumière, sans filtres où rien de transparaît ne parle ni se tait.

C’est ça mon nom

Quand le vent balaie les rochers, transporte le sable, rugit votre peine, croque les vagues, lave la mer… et vous.

C’est ça mon nom

Si l’aube sort de sa torpeur et pose le jour en espoir, vous enveloppe de son sommeil évanoui, ronronne au coin du café.

C’est ça mon nom

Si cette main caressante, exploratrice, poignante glisse. Aux mots de votre peau. En un indéfini interminable. Sans autre langage que le plaisir

C’est ça mon nom.

Et si le brin d’herbe, l’épervier, les gravillons, Et si l’âtre gorgé de feu, Et si la terre grasse à mes mains, Et si le lézard immobile, Et si le bourgeon, l’abeille, la limace vorace, Et si le souffle du sol, la fermeté du ciel,

C’est ça mon nom.

Alors je reste.

A la manière de Charles Brautigan

Empiéter

Les pieds se sont mis en route

Cahin caha

Assise vacillante, incertaine

A cloche cailloux

Comme un chemin troué

Pieds ordonnés serrés

Mort de peur

Pieds curieux

Hasardeux malicieux

Pieds ventrus gonflés

Imbus orgueilleux

Pieds crochetés accrochés

Un peu sangsues un peu vampires

Pied dans la porte

Indiscrets intrusifs

Coup de pied au cul

Amour décalé

Pieds dans les sables

Aveuglés, embrouillés

Pied au mur

David contre Goliath

Pieds nus

A découvert fragiles

Pieds pressés empressés

Horloge déglinguée

Marche à pieds

En retard

Pied de nez

Une offense

A pied d’œuvre

Puit d’angoisse

Portrait en pied

Droit devant

Je ou un Autre

Je

Moi ou un autre

Jeu de miroir de fuite

Aux ombres que seule

La nouveauté connaît

Partiel

Pluriel

Mortel

Reflet du mystère

De l’insondé

Du jailli

Corps décor

Du cœur décoré

Désolé

Enrobé

Effleuré

Je du jeu de l’instant

Caresse diaphane

Juste volée

Image ou trace

Improbable

Semblable

Immuable

Portrait 7

A la terrasse du café, Henri Schumm regardait la place du village déserte et se roula une cigarette. L’arrivée d’Elon Grosbla, un voyou notoire, le fit sursauter. Henri Schumm remarqua qu’il était moins négligé que d’ordinaire. Il lui demanda: « Auriez-vous du feu ? Non, allez chier. » Et Elon Grosbla entra à l’intérieur du café.

Debout à la terrasse déserte du café, Henri Schumm ressentit une bouffée de solitude devant la place vide. Machinalement, il prit une cigarette. L’arrivée d’Elon Grosbla le surprit dans ses pensées grises. Cet homme l’inquiétait comme toujours. Devant sa tenue propre, nette, il se sentit l’audace de lui demander du feu. Son rejet grossier et son regard furieux lui fit peur. Soulagé de le voir entrer dans le café sans s’occuper de sa question, Henri tira sur sa cigarette sans feu, avant de la remettre dans sa poche.

Sur le bord de la place déserte, Henri Schumm ruminait. Rien d’autre que le vide, cette angoisse noire qui ne le quittait plus.  Même la fuite ne lui apparaissait pas possible et pourtant, il en aurait tellement envie. Laisser derrière lui ces mensonges, ces cris. L’arrivée d’Elon Grosbla agit sur lui comme une décharge. Lui, si tôt le matin ! Et bien habillé ! C’était encore plus inquiétant. Sans  réfléchir, il lui demanda du feu. Mais pourquoi donc avait-t-il fait cela ? Il en trembla subitement. Heureusement, son refus violent ne s’accompagna que d’un regard noir. Rien d’autre, avant d’entrer dans le café. Henri Schumm soupira. Avec le sentiment d’avoir frôlé un nouveau drame.

Encore la place vide, encore lui, seul sur la terrasse du café, comme un pestiféré. Henri Schumm ne put réprimer l’angoisse qui l’envahissait, encore. D’avoir été victime dans le drame qui avait secoué tout le village. D’avoir été accusé à tort. Il n’avait jamais compris d’où venaient les cris. Comment toute maison fermée quelqu’un avait pu rentrer. Nulles traces. Et lui dans la pièce à côté. L’arrivée d’Elon Grosbla l’électrisa. L’instinct qui le poussa à l’interpeller tenait de l’énergie du désespoir. La marque de l’injustice. Comme pour savoir enfin. La réponse grossière d’Elon Grosbla, son regard de feu, sans déferlement de violence, portait une retenue improbable. Et en le regardant entrer dans le café, Henri sut. Cela lui suffit. Il alluma sa cigarette.

Intimité

Quand l’ombre frôle les corps

L’écorce frémit

et ravive le chant du vent

Rien ne perle du creuset de tes mots

de l’orage de la terre

du feuillage intime

Un regard, là, retient

L’envie de la sève

La lueur des soupirs

L’ombre allume la peau

L’écorce écrit

une contrée

en feu

sans encre ni fils

Que la nuit protège

Où sera demain?

Le train a démarré de la gare Montparnasse. 7h09. Petit matin laborieux. Etudiants, employés, ouvriers, dans la brume de l’habitude. Elle l’a pris si souvent. 7h09. Souvent elle courait pour l’avoir juste à temps.

Elle courait. Aujourd’hui non.

Les images le long de la vitre du train, elle les connait si bien. Elle les a vues tant de fois. Elle les reconnait très précisément. Les forêts électriques, les boulevards déjà actifs, les gares de banlieue, les champs qui essaient de se frayer un passage. Le calme, mâtiné du stress habituel qui flotte dans le wagon. Et oui. Il y a peut-être une correspondance à ne pas rater, le bureau que l’on va retrouver, le café à ouvrir, le chantier à reprendre, etc. Chacun est attendu.

Elle sait exactement le bruit des freins à l’approche du premier arrêt. Les pas feutrés pour gagner la porte. Les inévitables voix trop haut perchées, les indiscrets aux conversations publiques, les endormis sous la capuche pour rattraper la nuit trop courte.

Rien n’a changé, pourtant rien n’est pareil dans cette immuable toile. C’est elle qui n’est pas la même. Une larme perle entre ses cils.

Elle regarde son sac un peu plus rond que d’habitude. La petite valise sagement posée sur la grille à bagages. Rien d’incongru en apparence.

Sol grillagé de rails. Treillis électrique. Rambouillet.

Déjà ! Elle n’a pas vu le temps filer. Cette conviction mêlée d’angoisse. Oui ou non. Encore cette balance. Elle redessine le paysage habituel par le regard de celle qui part et qui ne reviendra pas. Ça, elle le sait. Aucune ombre sur ce point. Le paysage a donc une couleur de fuite. C’est donc ça, ce mélange d’ombrage, de certitude, de regrets, de points d’interrogation, de bouffée de chaleur. Pas tout à fait des sables mouvants.

Mais il le faut partir. Cela lui paraît évident pendant quelques instants. Reste le prix à payer, qu’elle ne mesure pas. La douleur peut prendre tant de nuances, en soi, dans les regards des autres, dans le froid du lit, dans l’espace empli d’absences, de première fois, de gestes arrêtés. Elle ne sait pas. Pas encore.

Comment résonnera son corps sans ses mains ?

Quelle voix répondra au silence ?

Le rire sera-t-il encore un chemin ?

Ça y est. Elle a dépassé la gare habituelle. Elle ne descendra pas. Elle n’a pas décidé où elle descendra. Balancement hypnotique du train, les roues lancées dans leur course. Elle pourrait presque croire qu’il est encore là. Qu’il l’attend. Que le crépuscule n’a pas envahi l’aube. Que ce soir sera ensemble, encore.

Maintenant la toile du paysage est neuve à son regard. Autre. Totalement. Alors une vague noire l’envahit. Rien n’est plus réel. Rien ne reste. Elle sombre. Puis elle doute. Elle veut couper, amputer sa vie. Lui arracher les chants du bonheur. Poser, laisser, déposer, abandonner.

Mais sa voix résonne, en écho à celle de l’homme au fond du wagon. Son rire renait quand deux femmes s’esclaffent. Laisser derrière soi n’est donc pas possible ?

Et le paysage défile. Il relance les souvenirs. Aigus. Elle tremble. Fait non de la tête le regard fixe. Elle revoit son visage blanc sur le drap. Blanc immobile. Son absence, hors du jour, de sa voix, de son corps, de son souffle. Et alors du leur.

Elle ferme les yeux. Terminus. Elle va descendre. Poser son bagage sur le quai. Il se vide peu à peu. Laissant l’inconnu et la solitude. Elle marche quelques pas. Tente de raisonner le vertige des jours sans lui. Elle ne sait pas quoi faire.

Peut-être prendre le prochain train vers Paris.

Portrait 6

Dans un des cafés de la rue de Bagnolet, où j’allais, avant, me poser pour boire un verre et écrire, je voyais souvent une jeune femme. La petite quarantaine, les cheveux très courts, teints en blond un peu électrique. Au bar. Lisant ou non. Perchée sur son tabouret.

Je lui laisse la parole.

Mon zinc me manque. Comptoir de bois lissé, formica vintage, sous le zinc protecteur. L’éponge glissée, et encore glissée, les verres mille fois posés, raclés même, le tintement assourdi des couverts, et l’éponge revient à nouveau. Pas de vieillerie mais juste un peu d’âge. Une habile modernité sur un décor plus ancien. Et une musique de 33t qui flotte dans l’air. Ici le temps reste serein, même si les patrons s’activent. Il y a toujours une place pour une pause.

Alors j’étais là tous les soirs, mes jambes cognant le bar, le tabouret un peu haut oscillant sur le sol inégal. Oh légèrement. Comme une petit danse avec le carrelage indécis. J’ai une petite vigilance malgré tout. Je suis tombée une fois… sans gravité. L’occasion d’un rire.

Être au bar c’est un peu quitte ou double. On échange quelques mots avec le patron, on lit des magazines qui trainent, avec le faisceau de regards qui vous chatouillent imperceptiblement. Il y a les « autres du bar », debout ou sur un autre tabouret, les habitués de la même heure avec lesquels on échange un peu, même si on ne sait rien d’eux, les inconnus qui évitent de vous regarder. Et ceux qui sont seuls sur leur table, par envie de solitude ou par timidité. Etonnant isolement que d’être seul dans cet espace bruissant ou bruyant, selon les jours. Ce bar est à deux pas de chez moi. Mon immeuble est une quinzaine de numéros plus haut dans la rue. Je m’y pose tous les soirs, en rentrant du travail. Avide de ce petit cocon intime et peuplé. Habité de nos petits riens de vie, nos arrêts, nos départs. Même discrètement, ils s’immiscent ici. Sorte de halte dans la randonnée, pause fraîcheur, repos près de la source, force pour la suite du jour.

Mon zinc me manque, avec sa porte battant à chaque entrée et sortie. Il me manque. Ils me manquent les autres, croisés là, et ce tricotage discret de nos chemins au coin du formica. Quand Simon claque la porte pour partir à l’école, il y a le silence de l’appartement, le froid de l’ordinateur, et sa lumière bleue. Il y a le bruit anonyme de la rue. Il y a le tintement de ma tasse de café que je repose sur la table. Et cela ne ressemble à rien d’autre qu’à l’absence, au vide, au manque. A l’usure du télétravail.

Je n’en peux plus de cet écho assourdi de la vie, de mes rideaux fermés à 18h,  de mes murs comme une cellule, de tous ces lieux clos, abandonnés, souffrants. La vie n’est pas la vie si je dois vous éviter. M’absenter de vous, creuse la mort en moi, m’abîme, me lézarde. Réveille-en moi ces rêves noirs aux poignards intimes, ces envies de tout lâcher.

Simon me sauve et me perd à la fois. Je me lève, me redresse, brode les bouts de jours pour lui. Ensemble, c’est un fil d’amour discret, maladroit. Cela n’empêche ni l’agacement, ni l’usure, ni le trop plein. Sans éteindre la tendresse. Mais quand Simon part chez son père, c’est bien autre chose qui colore l’absence. L’angoisse. Diffuse, souterraine, accentuée par les freins de Simon à devoir y aller. Son visage se ferme au départ, sa tension est palpable quand il revient, son silence est têtu. Rien ne filtre de ce qu’il s’y passe. Je n’y peux rien. Le temps se raidit encore en son absence, glace les minutes et les heures. Comme si le confinement ne le faisait pas déjà suffisamment. Encore trois jours avant son retour….

Dans un accès fébrile, j’empoigne mon manteau, attrape quelques sous dans mon portefeuille, mes clés, un masque, mon téléphone et je sors en claquant la porte. Je veux au moins prendre un café, servi dehors, debout, dans la rue en battant le pavé dans le froid. En espérant juste que je n’y serai pas seule.

La forme accroupie dans l’ombre du palier me surprend. Simon. Le visage dur. Le corps en nœud. Je sursaute. Son regard me cueille. Il se jette dans mes bras. Tremble. Ne rien dire. Surtout ne rien dire. Pas tout de suite. Même si une tempête de questions me submergent. Mais depuis combien de temps est-il là ? Simon contre moi, je rouvre la porte. Je referme la porte. Ensemble. Seuls. A cet instant, mon téléphone vibre dans ma poche.

Mon zinc me manque.

Un rien d’incertitude

Frémissement du chemin

Un rien d’incertitude

Dessin de pas

Traces de nous

Chemin de parade

Ebauche de l’aube

Brouillon des questions

Couleur de neuf

Chemin de pause

Pas de chacun

Trop de pas

Pas d’envies

Croisées des chemins

Portes qui claquent

Détentes attentives

Hésitations

Chemin d’entrée

En terre inconnue

En champ labouré

En forêt foisonnante

Chant du chemin

A plusieurs voix

A plusieurs danses

Frémissements partagés