Comme une brise

Ça arrivait toujours, à un moment ou un autre, il y en avait un qui levait la tête… et qui la voyait.

A sa fenêtre. Aux beaux jours, récitant des textes, de sa voix basse, dans une langue inconnue de nous. Du haut de notre adolescence un peu fébrile, elle nous intriguait. Impossible réellement de lui donner un âge. Vieille pour nous en tout cas. 

Elle était toujours là quand nous y étions aussi. Comme si elle ne sortait jamais de chez elle. Nous avions appris qu’elle s’absentait quand nous étions au collège. Ce qui nous avait paru un peu étrange.

Le quartier était assez populaire. Garbatella, quartier du sud de Rome, alliait le charme, la simplicité et ces ordonnancements d’habitats propres à encourager la vie en commun. Avec un parfum de dolce vita. Il restait dans ces années 2000, une forme de curiosité dans cette ville si grande. Les immeubles de quelques étages et les petites maisons étaient répartis autour d’un square et d’un jardin commun. Comme un enclos. Lieu à la fois de jeu pour les enfants, d’échanges pour les femmes, de discussions animées pour les hommes. 

Elle, cette femme qui nous intriguait, ne faisait que le traverser ce terrain commun pour remonter chez elle en solitaire. Son nom circulait. Mystérieux. Parfois Livia. Parfois Carusa. Parfois Sylvia. Son manteau de velours noir ondulant, chaloupant autour d’elle.

Étonnamment, une sorte de bienveillance collective entourait cette femme. Comme si elle était notre originale emblématique. Donnant une petite particularité à nos rues anodines. 

Bienveillance, oui mais pour notre petite bande, une énorme curiosité.

Des sept garçons qui la composaient, moi, Pablo, j’étais le plus jeune. Du haut de mes neuf ans, j’étais menu, mais malin. Je les avais sauvés lors d’une mémorable bêtise, d’une correction de nos pères qui nous aurait laissé quelques cuisants souvenirs. Et depuis, malgré ma petite taille et mon jeune âge, j’étais respecté.

Évidemment, aucun de nous n’osait dire combien cette femme l’intriguait, ni ce qu’il aurait aimé savoir. Parfois un mot s’échappait d’un de nos parents que l’on commentait vigoureusement. Mais entre nous, une forme de pudeur, ou de peur nous réfrénait. Le mystère était entier.

Un après-midi de mai. Nous étions dans le jardin. Désœuvrés. Quand la femme traversa le jardin. Pour sortir. Heure inhabituelle, démarche inhabituelle. Elle passa devant nous sans un regard. Hâtivement.

Nous étions surpris. Déstabilisés. Je ne résistais pas à les interroger :

  • Mais elle part ! Vous savez pourquoi ?
  • Non, répondit Sergio, le plus âgé, mais c’est bizarre quand même. On ne l’a jamais vue sortir à cette heure-là.

       Sergio avait ouvert la voie. On pouvait parler.

  • Elle va faire ses courses peut-être.
  • Mais non elle n’avait pas de sac. D’habitude elle en a toujours un.
  • Elle était pressée en tout cas.
  • Un rendez-vous chez le médecin ?
  • Avec un amoureux ?

Là, nous avons tous éclaté de rire. Un amoureux. Pour une vieille comme elle !! Il était l’heure de rentrer. Personne ne l’a suivie. L’incident rejoignit le quotidien. 

Mais quand tous les jours de la semaine, elle partit aux mêmes heures, nous n’en pouvions plus de curiosité. Et on fit conseil.

  • Il faut la suivre.
  • Mais comment faire pour ne pas se faire repérer ?
  • Il faut en profiter pour aller voir chez elle
  • Mais tu es fou ! Si elle nous trouve ?

Sergio balaya l’objection d’un revers de main.

  • Qui est prêt à y aller ? Nous devons percer le mystère.

Aucune main ne s’était levée. Surtout pas la mienne. 

Au repas du soir, je n’ai pu m’empêcher d’évoquer cette femme. Mes parents éludèrent le sujet. Hésitants sur son nom. Mais en parlèrent un peu comme une sorte de trésor, à la fois lumineux et fragile. Ils racontèrent qu’elle était arrivée depuis 10 ans. Un peu superbe. Tout le monde s’attendait à un va et vient autour d’elle et en fait, rien. Une limousine l’avait déposée un jour. le lendemain, un camion ses effets personnels dans des malles. Et puis plus rien. Qui était-elle ? Personne ne savait vraiment. Comment vivait-elle ? C’était une autre partie du mystère. On entendait sa langue inconnue, son italien rocailleux, quoique parfait. Oui. Mais comme elle ne gênait personne, souriait aux enfants, portait sur elle les rêves improbables de chacun, marchait en dansant, on l’avait adoptée. Sans rien savoir. Ni voir. Si ce n’est le voile de tristesse qui était doucement descendu sur elle au fil des années.

Le lendemain, les copains étaient en retard. De manière inhabituelle. En même temps, c’était peut-être jour de lessive ou de corvée. Sous la houlette des mères affairées.  Et dans ce cas, aucune échappatoire possible.

Dans l’air doux de ce matin d’automne, je flânais. Irrésistiblement attiré par le bâtiment où habitait Carusa, ou Livia ou peut-être Sylvia. Je ne savais pas. Enfin, moi je penchais pour Carusa. Parce cela chantait, cela caressait. C’était chaud. Je la vis sortir. Son sac habituel à la main. Un peu gonflé. 

Je me suis approché. Une de ses fenêtres était entrouverte. Atteignable. J’ai tourné la tête trois fois. Personne. J’ai agrippé la fermeture du volet, appuyé mon pied sur un clou égaré du mur, agrippé fébrilement le rebord de la fenêtre, peiné, tiré, retenant un petit cri et me suis hissé dans la pièce en m’éraflant le ventre sur le bois écaillé. Le souffle coupé d’avoir osé. 

J’étais dans une sorte de salon. Enfin, je crois. Il n’y avait pas de fauteuils. Sur le mur de gauche, des pages de journaux. Du sol au plafond. Sur le mur de droite des photos, des affiches où je reconnaissais parfois Carusa. Au fond, deux grands rideaux, rouges, installés à un mètre du mur, formant comme une scène. Petite, coincée par le mur mais quand même. Et aussi de grandes malles, ouvertes, pleines de vêtements, de chaussures, de chapeaux, de foulards. Je ne voyais pas bien.

J’avançai à petit pas dans la pénombre que les volets procuraient. Des tapis étaient étalés sur le sol. Partout. Même dans la petite pièce à côté où il y avait une sorte de matelas, couvert de coussins colorés, une table basse où restait une tasse de café et un morceau de pain. Et encore des malles. Certaines vides. D’autres empilées, maladroitement. Et rien d’autres. Il y avait sans doute un bout de cuisine, de salle de douche, de toilette. Mais je ne cherchai pas. J’étais irrésistiblement attiré par les photos dans la pièce d’à côté. 

Je devinais que c’était son monde. Carusa sur scène dans des tenues éblouissantes. Carusa au bras d’hommes magnifiques. Carusa déclamant, chantant. Du moins je l’imaginais. Carusa alanguie sur une plage. Carusa un bébé rond dans les bras. Le sourire de Carusa, son regard, sa beauté, son charme, sa vigueur, son corps droit, comme une écriture heureuse. Je la trouvais si belle. J’étais ébloui. A regret, je me tournais vers les journaux. Je comprenais bien que cela racontait, présentait. Comme une explication des photos qui me faisaient rêver. Mais non! Je voulais continuer de rêver. Je n’ai même pas cherché à connaître son nom. Et je me suis allongé sur le sol. Près des photos. Oubliant totalement où j’étais. Que je n’étais qu’un intrus. Que les copains m’attendaient peut-être. Que Carusa allait peut-être rentrer. Que…

J’ai dû m’endormir là. Je ne l’ai pas entendue rentrer. Mes yeux se sont ouverts sous son regard si doux. J’ai sursauté. Oh mon Dieu qu’avais-je fait ?

Elle a juste soufflé :

  • Mais comme tu lui ressembles ?

Elle avait une vague dans son regard où tristesse profonde et amour se confondaient. J’étais envahi, sans voix. Le temps s’est arrêté. Les bruits de dehors arrivaient sans éteindre cette petite flamme.

Ma voix a chevroté :

  • Comme vous êtes belle.

Elle a ri. Un peu de travers. 

  • Si tu veux. Je suis surtout vieille… et seule.

Sa voix chaude a roulé. Charriant un italien aux accents lointains. 

  • Mais que fais-tu là ? Chez moi ? Par où es-tu entré ?

Muet, j’ai désigné la fenêtre, honteux. Elle a souri.

  • Mais pourquoi ?

Là, sous sa douceur, j’ai retrouvé ma voix.

  • Avec les copains, on vous voit, on vous entend, on est curieux. Alors comme votre fenêtre était ouverte… Pardon. Je n’aurais pas dû.
  • Ils savent que tu es là tes copains ?
  • Non.
  • Tant mieux. Mais, qu’est-ce que tu vas leur dire ?

Là, elle m’avait cueillie. J’étais muet.

  • Tu vas leur dire comment c’est ici ? Que je n’ai rien que des souvenirs ? Que je vis en vendant l’un après l’autre mes costumes de scène, mes habits, mes chaussures ? Que je suis seule ? Que mon fils ne veut plus me voir ? Que je ne sais même pas où il vit ? Que mon nom s’est éteint. Que…

Sa voix s’est cassée dans un sanglot sourd. Les larmes coulaient. D’une main incertaine, mon doigt en a essuyé une. Une lourde. Prête à s’écraser sur le sol.

  • Je ne dirai rien de tout cela. Je ne dirai rien d’ailleurs. Pourquoi dire ? Il n’y a pas besoin. Ce sera notre secret ? 

Lentement son regard a changé. 

  • Comment t’appelles-tu ? 
  • Pablo

Elle s’est tue. Une tristesse infinie irradiant de tout son corps.

  • Soit. Ce sera notre secret. Reviens quand tu veux mais pas avec tes copains. Discrètement. 
  • D’accord. Mais… dites-moi… à qui je ressemble ?
  • A Pablo, mon fils.

Les copains ont fini par se désintéresser d’elle. Ne tournant même plus la tête quand elle passait. 

Moi, je profitais de leurs absences pour aller la voir. Mes histoires d’école, de bêtises, de copains la faisaient beaucoup rire. Elle était si belle quand elle riait. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Elle ne voulait plus croire à la beauté. Moi, j’étais heureux de pouvoir raconter. Mes parents n’avaient jamais le temps. Et j’adorais l’écouter. Elle me parlait de ses films, des théâtres où elle avait joué. Des hommes amoureux d’elle. Mon imagination galopait. Je voulais aussi devenir acteur. Porter des histoires. Me glisser dans la peau de tant d’autres. J’étais son fils, son petit-fils, son ami, son confident. Elle était ma grand-mère, ma marraine, mon amie. 

Au fil des mois et de nos rendez-vous secrets, j’ai vu les malles se vider petit à petit. J’ai commencé à m‘en inquiéter. Elle a balayé mes remarques d’un revers de main.

Quand une ambulance, toutes sirènes hurlantes, est passée à côté de moi cet après-midi-là sur mon retour de l’école, tout de suite j’ai su. J’ai eu envie de crier.

L’eau de la nuit

Le soir venait d’allonger son ombre sur la petite ville quand j’ai glissé la clé dans la serrure. La rue est calme, comme celle d’un bourg de province en début de soirée. Seul le café sur la place donne un semblant de vie. 

La porte a grincé. La maison dans la pénombre semble en sommeil. Et je cherche en tâtonnant l’interrupteur de l’entrée. La brusque lumière éveille les couleurs accueillantes. Nous étions venus ici avec Clara deux semaines en vacances, il y a 10 ans. 15 jours de bonheur à explorer la région. Grâce à la générosité d’amis, qui me prêtent leur maison à nouveau aujourd’hui.

Il y a 10 ans. Déjà. Que le temps passe vite.

Je pose mes bagages dans l’entrée. Et marche à petits pas dans la douce torpeur des pièces. Les volets sont fermés. Je ne pense pas les ouvrir. Pas besoin. Je laisse les ombres teintées des lumières de la rue me guider. Le salon, douillet dont l’âtre attend les bûches. La cuisine sobre, éclairée du lampadaire voisin. La salle à manger et sa longue table familiale. Rien n’a véritablement changé. Une maison de vacances au confort bricolé qui garde les souvenirs au chaud.

Mon sac de voyage à la main, je me dirige vers l’étage. Je n’ai toujours pas allumé les lumières. Je tâtonne. Touche. Suis la rampe de ma main droite. Quelle chambre avions-nous eu il y a 10 ans ? Celle de droite ou de gauche ? Je ne sais plus, je choisis celle de droite. Côté jardin. Au lit gonflé de son édredon en plumes. Je hume. L’air est un peu saturé. J’ouvre la fenêtre malgré la fraîcheur de l’air. 

Clara doit me rejoindre. Quand ? Je ne sais pas exactement. Elle remonte de Carcassonne en voiture après trois semaines de tournage. C’est long trois semaines. Et elle ne m’a pas communiqué l’heure de son départ. Elle arrivera dans la nuit ou demain matin ou… J’ai l’habitude de ses retours approximatifs de Clara. Cela fait partie du personnage. Et je l’ai épousé en connaissance de cause. Elle est comme un oiseau migrateur, elle va elle vient. Ivre du voyage. Je suis en quelque sorte son port d’attache. J’ai appris à attendre.

Je n’ai rien apporté pour diner. Je vais aller jusqu’au café voir s’il est possible de manger brièvement. En ce mois de novembre, je suis le seul dans la rue à marcher vers la place. Nous étions venus en été. Rien n’est pareil. Tout est plus lourd, plus triste, plus solitaire. 

Au café, je dois un peu insister pour avoir une assiette frugale. Qu’importe. Mes yeux sont partis il y a 10 ans. Clara, souriant dans le soleil. Son regard amoureux accrochant le mien, ses épaules souples, ambrées par l’été, sa fine robe moulant sa poitrine ronde. J’ai envie d’y mettre la main. 

  • Monsieur on va fermer. 

Je sursaute. Mes rêves m’entrainent bien loin, j’ai oublié de manger. Je me dépêche, avale plus que je ne mange, siffle mon verre de vin d’un coup pour libérer l’employé pressé de fermer. 

Près de la fontaine, au centre de la place, une femme boit l’eau qui s’écoule avec parcimonie. Ses longs cheveux retenus dans un lourd chignon. Habillée d’une longue robe bleu foncé. Bleu nuit en fait. Un instant me vient l’image de sa chevelure abondante s’échappant du chignon et venant puiser elle aussi dans l’eau ruisselante. L’eau de la vie, en apparence inépuisable.

Mes pas me ramènent lentement vers la maison. Dans l’entrée j’hésite. Un petit verre dans la cuisine ou le salon pour démarrer une flambée ? Ce sera le salon. J’ai de longues heures devant moi je le crains. Et la seule lueur de flammes me suffit. Je n’ai pas envie ni de lire, ni de feuilleter un magazine, ni d’écrire, ni… rien. J’essaie de me souvenir, de Clara surgissant après la route, m’éveillant de ma torpeur dans le canapé du salon, vaincu par la fatigue de l’attente. Clara me caressant le visage avec légèreté pour me ramener du sommeil. Son regard pétillant semblant dire: tu vois, je reviens toujours. Clara, dont je suis l’homme en attente. De Clara au travail, de Clara en tournage, de Clara avec les enfants, de Clara en marche solitaire. Clara, ma source.

Et encore aujourd’hui, ce soir, cette nuit. 

Je n’ai pas sommeil, je cueille les souvenirs, les images, d’elle, de nous, d’elle… C’est flou parfois, comme un film usé qu’on a trop passé dans la machine, un peu griffé, un peu sale. Son visage disparait parfois. Et cela m’angoisse. Comme si la seule manière d’aimer Clara était de la laisser disparaitre, s’éclipser. 

Un bruit sec vient de l’étage. Je sursaute. Je monte, toutes lumières allumées cette fois. C’est la fenêtre de la chambre. Le vent qui s’est levé la secoue, elle se défend, répond et claque. Au moment de la fermer, dans le jardin, je crois distinguer la silhouette de la femme de tout à l’heure. Je ferme les yeux, incrédule. Les rouvrent. Plus rien. 

Devant les flammes actives et vigoureuses, j’écoute les bruits de la maison. Inconnus. Comme une conversation dont je suis exclu. Il y a un grincement continu. Qui vient du jardin. Comme une scie rasant le bois. Comme une usure de la nuit. Je sursaute encore à une voiture qui passe dans la rue. Il y en a tellement peu, elle m’a surpris. 

J’attends mais je n’aime pas. Je finis toujours par penser que Clara se joue de moi, qu’elle m’utilise, comme un vulgaire pantin. Cette fois où elle est arrivée au petit matin au lieu du soir. Sans me donner une quelconque explication. Je l’ai vue dans un lit d’hôpital, je l’ai vue dans les bras d’un autre, je l’ai vue… sans la voir. Qui me dit qu’elle n’a pas des amants, dans chaque voyage, cultivant les relations éphémères. Plus exotiques que de me retrouver, moi, toujours le même, toujours à sa dévotion. Une sorte de rage monte en moi. Des images m’assaillent de son corps rivé à celui d’un autre, ou d’une autre, de ces caresses, ces doigts, ces bouches, ces peaux, ces accents de passion. Je marche dans le salon, j’ai envie de vomir, de crier, je ne crois plus à rien. 

Pour me calmer, je pars à la cuisine. La nuit est maintenant bien installée. Minuit ne doit pas être loin. J’ouvre tous les placards fébrilement. Ils ont bien une bouteille de vin quelque part. Ou une bière. Ou… 

Sous l’évier, je trouve du vin. Rouge. Cheval noir 2019. Je prends. Je leur dirai. J’ai besoin de boire, d’essayer de retrouver mon calme effrité.

Je repars au salon la bouteille et le verre dans les mains. J’ai le temps. Mais les images reviennent, ponctuées des silences suspects de Clara ou de son imprécision, de ces mots qui m’attaquent à chaque fois : Mais je suis là Yvan. Pourquoi me questionner ? Cela ne suffit pas que je sois là ?

Et je ravale, je me sens à la fois, idiot d’avoir douté et convaincu de n’être rien, ou si peu. Je peux penser à Clara des heures, penser à moi est impossible, comme si j’étais une sorte de fantôme sans couleur. Je ne suis rien sans elle. Vide. Vidé. Transparent. 

Deuxième verre. Il me réchauffe. Mais ne me calme pas. Je refais pour la millième fois les calculs. Si elle est partie de Carcassonne vers 18h alors… si elle s’est arrêtée en chemin, je rajoute une heure, mais, là encore elle devrait bientôt être là. L’église sonne trois heures. Tiens, elle sonne la nuit l’église ici ? Étrange. 

Le grincement continue dans le jardin. Depuis la fenêtre de la salle à manger, je scrute les ombres, les arbres qui ploient sous le vent et la pluie. A nouveau une silhouette semble y glisser. Puis disparait. Cette femme. Mais que fait elle dans le jardin ? Est-elle une messagère ? Est-ce encore ma fébrile imagination ? Ou le vin ?

Une ambulance troue le silence. Un accident. Clara a eu un accident. C’est cela que cette femme vient me dire. Que Clara va mourir. Que… 

Je pleure d’angoisse, voyant la voiture en flamme, un camion basculé sur le côté, le corps coincé, les pompiers, la scie de la tôle, les brancards, les sirènes… Tout le film se déroule avec une précision de métronome, je vois chaque blessure, chaque inconscience de Clara, chaque mot, chaque efficacité, chaque douleur. Je suis aiguillonné traversé. 

La sonnerie de la porte d’entrée me dresse contre le mur. Qui cela peut-il bien être… Clara ? Le cœur palpitant j’ouvre la porte.  Devant moi cette femme, sombre, diaphane, furtive. J’entends : mais pourquoi l’attendez-vous encore ? Est-ce sa voix ?

Je suis statufié. Incapable de rien dire. Parce que je l’aime, que je suis heureux de la retrouver, que … Ma langue est raide. La femme a disparu.

C’est long. Je suis comme paralysé. Comme une concrétisation de ma peur de vivre sans Clara. De ces moments où elle s’absente. Des espaces d’apnée pour moi. De respiration filtrée.

La nuit s’approfondit encore. Ces heures où le matin est encore loin, où le noir, le sombre gardent leur emprise, où l’angoisse n’en peut plus d’espérer l’aube. La bouteille est vide. J’ai trop bu. Clara n’aimera pas. Elle déteste quand je suis saoul. Elle a d’un coup ce regard de mépris qui me coupe en pièces. 

Je vais chercher de l’eau. Dans une sorte de démarche dansante. Impossible d’aller droit. Le feu s’est éteint. J’ai dû relâcher ma vigilance sans m’en rendre compte. Allez. Encore un verre d’eau. La nuit est lourde.

J’ai sursauté. Une porte de voiture a claqué. La nuit est moins épaisse. Une lueur vague se glisse entre le bois des volets. Je dois m’être un peu assoupi dans le fauteuil. Clara n’est toujours pas là. 

Bien sûr que non, elle n’est pas là. Je le savais. 

Mon portable se met à vibrer. Adeline, notre fille.

  • Papa ?
  • Oui
  • Papa, où es-tu ?

   J’hésite, je bafouille lamentablement.

  • Papa… s’il te plait.

Je prends une longue respiration.

  • A Corbigny.
  • Et depuis combien de jours ? Ton chien hurle à la mort à la maison. Ce sont les voisins qui m’ont prévenu. 
  • Je ne sais pas, 4 jours ? 5 peut-être ? Je ne sais plus Adeline, je ne sais plus.
  • Papa, évidemment que tu peux partir. Mais tu sais que tu peux me demander de m’en occuper de ton chien. 

J’ai envie de vomir. Je suis perdu. J’entends la voix douce d’Adeline dans une sorte de brouillard. 

  • Oui. Mais j’étais venu pour Clara. Elle devait rentrer de son tournage. Elle n’est toujours pas là.
  • Papa. Tu veux que je vienne te chercher ?
  • Mais Clara ?
  • Papa, cela fait six mois qu’elle est morte dans cet accident de voiture. Tu l’as oublié ? Ne bouge pas, j’arrive. 

Je me suis levé comme un automate. Je le savais. Je le sais. Bien sûr je le sais. Mais ni mon corps, ni mon esprit, ni mon cœur n’arrive à le réaliser. Clara. Mon amour. Où es-tu ?

J’ai marché jusqu’au café de la place. Pour attendre Adeline. Le café est encore fermé. Je crois reconnaître la femme de cette nuit. Son regard doux et bienveillant. Et j’entends : La nuit est finie. L’aube est revenue. Vivez. Sans attendre.

Une lettre

J’étais pourtant sûr de l’avoir remis à sa place. Dans le tiroir du secrétaire en marqueterie. Celui qui ne s’ouvre qu’avec le levier caché. Ce petit carnet souvenir de mon père dont je ne veux à aucun prix me séparer. Hier soir, il n’y était pas. Où l’ai-je donc mis ?

J’ai cherché dans la chambre. Rien. Dans le bureau du salon, dans le fatras de la table de salle à manger. Toujours rien. Cela m’a énervé.

Ce matin, je souris de mon agacement de la soirée. Je me rappelle que ma mère disait toujours quand j’étais enfant : « Mon fils, quand on a perdu quelque chose, il faut toujours chercher dans l’endroit le plus improbable. » Le frigo alors ? Les toilettes ? Ou dans le bureau d’Anne, où je ne me permets pas de mettre les pieds. Je verrai dans la journée. Pour l’heure, je termine ma tasse de café. La troisième. Rituel immuable de début de journée. Indispensable surtout. 

La maison est silencieuse comme encore endormie. Le ronronnement de la ventilation m’apparait tout d’un coup très fort. L’odeur des cendres du foyer prégnante. La chaise fort bruyante quand je me lève.

9h. J’enfile mes bottes et mon manteau. Direction le jardin. L’automne est là, escorté des brumes pluvieuses, du craquement des feuilles tordues, de la respiration de la terre nue. La vue est dégagée au travers des troncs et des branches. Je vois plus loin, un inconnu de campagne. J’entame ma marche habituelle le long des bosquets et des parterres. Jusqu’au potager. Les mains derrière le dos, dans une connexion à la nature offerte, aux arbres dénudés, aux fleurs qui peinent, au potager qui attend son paillage d’hiver. 

Pas d’actions. Pas de gestes. Juste des regards, des effleurements, des caresses d’odeurs. Regarder la plante qui persiste obstinément, celle qui a lâché prise, le poirier fatigué, les poireaux qui restent et qu’il faudrait manger. Lieu d’évasion et d’ancrage à la fois. La terre. Je la marche. Je la soigne. Je la travaille. Je la bouscule aussi. En retour, elle me nourrit.

Mon père, au retour du travail, faisait toujours le tour de son jardin, en short, mains dans le dos. Et cela m’avait toujours fait rire. Je réalise ce matin. Comme un flash. Moi aussi. A nouveau, je souris.

Quelques gouttes. La pluie est là. Encore une bonne excuse pour ne pas s’y mettre. Ni sortir les outils. Et laisser cette nature en cocon. Je rentre, hésitant. Je laisse mes bottes et mon manteau. Monte dans mon bureau. Ma caverne de livres. Fauteuil en cuir défoncé. Table emplie à déborder de notes, feuilles, journaux, lettres. Je m’assieds. Prends un livre. Rien. Pas d’envies. Je le pose. Je me lève. Range deux volumes égarés dans les rayonnages. 

Quelques pas indécis.

Puis j’entreprends de trier un peu les papiers épars de la table. Empiler les factures, notes inutilisées, rapports à parcourir. Je trie, pose, repose, déplace, jette, lit des bribes, reprends ce que j’ai jeté, pour ne rien perdre puis le remets dans la poubelle. Tri brouillon, sans but véritable. J’erre. Oui, c’est cela. J’erre comme le vent d’automne.

En bas, la sonnerie du téléphone brise l’errance. Dix sonneries. C’est ce qu’a voulu Anne pour avoir le temps de venir de tous les endroits de la maison. Je ne réponds pas. Je ne réponds plus. Je ne veux pas répondre. Et je n’irai pas voir qui a appelé.

Quand je redescends au salon, j’hésite. Ai-je le temps de faire une flambée ? Sans doute pas. C’est ma question quotidienne. Comme pour le déjeuner qui se termine avec des conserves. Depuis dix jours que je rumine, guette, hésite, oublie, ressuscite sans fin. Marche d’une pièce à l’autre dans cette maison. Je ne me connais pas. Je m’évite. Je me noie. J’ai peur peut-être. Ou plutôt, je ne sais que trop. 

Je sursaute. Le facteur a sonné. C’est très inhabituel. C’est une lettre d’Anne. Il a reconnu l’écriture. Me la tend d’un air complice et avide. Merci. Au revoir. Je l’ai déçu. Je le sais. Et cela ne me ressemble pas. Je la pose sans l’ouvrir dans la cuisine.

Les lettres d’Anne. Traits d’union à la fois éphémères et durables. Ce sont peut-être ses mots qui m’ont séduit avant elle. Cette écriture fine, ouvragée, précise dans le tracé comme dans le sens. Épistolaire bavarde de tout ce qu’elle s’interdisait de dire en face à face. J’ai vécu ses écrits comme une savoureuse alchimie du regard, des mains, du papier, mêlés au lieu. Perles de notre histoire heureuse depuis 30 ans. Savoureux, oui … ou pas. Cette façon de redessiner par les mots le réel à sa façon, m’a aussi heurté par son côté figé et définitif en quelque sorte. Me bloquant dans le silence. J’aurais pu, bien sûr, prendre aussi stylo et papier pour débattre ou réfuter. Mais j’ai besoin de toucher, d’étreindre, d’envelopper du regard, de faire résonner la voix, de croiser les mots et les corps pour cela. Écrire une lettre m’étouffe. Me réduit au silence. Et Anne n’a jamais compris. Trace de nos différences.

A chaque fois que nous avons eu des différends importants, elle tentait de résoudre tensions et questions, par de longues explications écrites. Moi, j’avais déjà pris le large. Je venais me réfugier dans cette maison, à Fontaines la bien nommée, près de Saint Fargeau. Maison que nous avons acheté avec Anne il y a plus de 20 ans. Lieu de repli, de régression, d’apaisement, de recul. Lieu de vacances. 

 Et ce qui nous a opposé la semaine dernière n’échappe pas à la règle. Sauf que c’est d’une autre nature. Mon corps tremble encore des mots, des cris, de l’absence de gestes. Comme une stupéfaction de l’instant. Tous freins serrés. Le visage d’Anne meurtri. Moi, raide de douleur. Tout cela résonne. Me laisse à demi vivant. Comme amputé. Enfermé entre ces murs. Entre réel et absence. Et je ne sais que faire de cela. La lettre d’Anne attend encore. Je ne l’ai pas ouverte. Elle me fait peur.

L’église a sonné 18h. Les vêpres. Déjà. Est-ce encore un nouveau jour qui a couru sans que je n’en voie rien ? Comment faire taire le poids de ce silence, dénouer les questions, trouver une issue ? Je décide de faire une flambée. Je serai là encore ce soir. Pourquoi s’en priver ? Dehors les bûches sont alignées sagement sous l’appentis. Leur force tranquille égratigne mes mains. Elles s’offrent. Leur crépitement dans l’âtre adoucit la tension. Redonne un semblant de vie. 

Je n’ai toujours pas trouvé le petit carnet que je cherche. Je crains après toutes ces recherches qu’il ne reste que le bureau d’Anne où il pourrait être. C’est un recueil de poèmes très personnel de mon père. Creuset de ses intimités, de ses élans. Dont je n’avais rien décelé sa vie durant. Même ma mère ne l’a jamais lu. Il me l’a remis dans ses derniers jours. J’aime tellement celui daté du jour de ma naissance… 

Tu es ma petite main

       aux poings fermés 

Le matin du jour

où je suis né de toi…

Douceur, caresse de sentir cet amour naissant, puissant. J’aurais aimé écrire des mots semblables à la naissance de notre fils, à Anne et moi, il y a 27 ans. Cette trace de la tendresse immédiate et pleine, qui m’a envahi devant ce petit, né de nous. Ils auraient pu peut-être adoucir nos liens difficiles, où l’incompréhension domine.

Au creux du fauteuil, je goûte les flammes. Écriture flamboyante d’une force silencieuse. Fascination de la danse fauve qui lèche le bois. Je me sens si petit, si éteint, si impuissant. Cette cavalcade des braises m’emplit. Nous nous sommes si souvent assis ensemble ici avec Anne. Savourant en silence cette merveille. Lisant, bercés par la douce chaleur. Serait-ce fini ? C’est devant un feu semblable que nos vies ont pris un tournant plus intime. Soirée culturelle à l’Abbaye de Corbigny. Nous nous fréquentions depuis quelques temps déjà. Timidement. Un peu frileusement. Devant cette vigueur d’un âtre immense, d’un autre âge, nos regards ont parlé pour nous. Rester ensemble. Longtemps. Ne pas laisser cette chaleur s’éteindre entre nous. Et jusque-là, il me semblait que nous avions réussi.      

La nuit s’étale. Noie les arbres. Enveloppe la maison. Le soir me donne souvent des impressions de fin du monde. Comme si j’étais le dernier en vie… Et ce soir en particulier. La sonnerie du téléphone me fait sursauter. Dix sonneries. Très exactement. Elle s’obstine quelques minutes après. Et encore une troisième fois. Je ne veux surtout pas répondre.

Je laisse la nuit s’épuiser. Je dors par épisodes au salon. Mal évidemment. Mon sommeil depuis mon arrivée, est émaillé de trous noirs, de rêves noirs, d’attentes noires. Je préfère le coin de l’âtre et sa lueur douce pour les éloigner. Au petit matin, c’est l’angelus qui me réveille. Je titube vers la cuisine et le café.

            La lettre d’Anne sur la table m’aiguillonne directement. Je vais devoir l’ouvrir. Même si je le redoute. Allons. Un café bien serré d’abord. Non trois ! Un café et la lettre à la main, je retourne au salon. Je ravive le feu. Et me décide à ouvrir la lettre. Mes mains tremblent. 

Mon chéri… c’est comme un coup. Comment peut-elle dire cela encore ?

Comme les nuits sont longues, large le lit, froides… Oui. Je sais. Même si je suis mal, j’ai fini par dormir au salon. Le lit est trop vide, nos désirs me manquent, même si je peine à le dire.

Je regrette toujours loin de toi mon exigence… Sans doute. Cela me parait trop peu. Et trop tard surtout.

Je suis consciente que pour une vie commune assez forte, il ne faille pas trop se dire de choses… Trop. Évidemment trop. Mais cela a été dit. Sans retour en arrière possible.

Mais n’est-ce pas nécessaire de remettre les choses au point de temps en temps, une relation a besoin quand même de se solidifier, de se rajeunir… ma vue se brouille. Les larmes coulent. Je ne peux arriver à connecter ces mots, somme toute presqu’anodins, avec ce qui a traversé notre couple il y a dix jours. Cet effondrement. Qui abime, détruit. 

Je me lève. Je respire. Je vais me rechercher un café. 

Et comment ? Si ce n’est avec des mots, des questions, des regrets peut-être, mais aussi des espoirs. Ça vit une relation et il faut que ça s’exprime. Sinon cela ne risque-t-il pas de se tarir ? … Se tarir ! Ou se vider ? Elle était encore bien vive la source entre nous avant ces mots. Je suis comme devant un désert. Sans doute, des broussailles plus exactement.

9h. J’enfile mes bottes et mon manteau. Direction le jardin. J’ai besoin de la nature pour éclaircir mes labyrinthes. Piétiner le sol, respirer les parfums, ralentir. Juste cela. Accepter de ne pas tout rejeter en bloc au nom de… de quoi en fait ? Mon orgueil ? Ma fierté ? Ma peur ? Ma blessure ?

Nos corps aussi ont besoin de s’exprimer, je crois… là s’en est trop. Ma colère remonte. S’exprimer au point que celui que je nomme mon fils soit le fruit d’une nuit dérivée avec un autre ? C’est bien ce que j’ai entendu de la bouche d’Anne l’autre jour. J’ai réagi avec violence.  Envahi par un sentiment féroce. Celui d’avoir vécu 30 ans de mensonges. D’évitement. Je me sens sali. Abîmé. Nié en quelque sorte.  Le sol s’est dérobé sous mes pieds, sous mon corps, mon cœur. Tout. Me submergent nos audaces, nos caresses, nos désirs, nos rires, nos repos, une succession d’impostures alors ? 

Selon Anne, c’est une échappée maladroite. Peut-être. Vite oubliée. Je ne sais. Cachée depuis si longtemps. C’est un fait. Et c’est trop.

Dans le bureaud’Anne les volets fermés donnent une pénombre douce. En temps normal, je mets un point d’honneur à ne pas y pénétrer sans son aval. Mais je veux absolument retrouver ce recueil de mon père avant de partir. Le secrétaire est ouvert. Les casiers sont remplis. Anne aime autant conserver les lettres que les écrire. Je ne vais pas bien loin. Le petit cahier est là. Posé. Ouvert. Prêt à être lu encore. Et sur la feuille juste à côté, Anne a recopié un poème. Justement celui que j’aime. J’en frémis. J’arrache le recueil du meuble. Je claque la porte. 

Je me suis arrêté pour prendre un café. Encore un. Dans cette aire d’autoroute près d’Auxerre. L’air est saturé de bruits. C’est un choc après ces dix jours en solitaire. Sur la table près de moi, mon livre du moment. L’identité de Milan Kundera. La lettre d’Anne comme marque page. Mon portable vibre. Anne. Je lui dis que je serai là avant 20h.

            Sur la table, dans le café, un livre reste. Une lettre en dépasse.

Palazzo Nani

Palazzo Nani

L’air est lourd ce matin. Mon sac de courses me tord un peu le bras. Il reste encore les quatre étages à monter. Et cela, je le redoute à chaque fois. L’ombre près de l’entrée de l’immeuble me soulage un instant. Je relève la tête, hausse le regard, pas question de donner à voir ma fatigue. Je viens de croiser à l’instant une touriste, appareil de photo au poing. Que fait-elle dans ce quartier aux immeubles communs, aux pauvres cours sans charme. Je me le demande.

Moi-même, si je retrouve chez moi des souvenirs rassurants, je suis sans cesse à chercher mes repères perdus, à lire le contraste dans les yeux de mes voisins, à être incapable de tisser des liens avec eux. Pourtant mon immense solitude me pèse.

Ils m’appellent « La Nobile », sans trop connaître mon histoire. Sans doute mon chignon impeccable dont aucune mèche ne s’échappe, mes tailleurs stricts d’un autre temps, les accessoires et maquillage que je porte quelque soit l’heure ou les circonstances, mon pas alerte, digne, sans faille et mon regard haut même si je suis menue et fine, creusent l’écart et tiennent à distance. Et la distance stimule l’imagination, les rumeurs, les chuchotements sans fondements. Je le sais, mais qui puis-je ? S’ils savaient, ce serait encore pire peut-être !

Je suis née en 1946,  il y a 73 ans dans le palazzo Nani qui fait face au parc Sarvognan. Il borde le fondamenta di Cannareggio. Opulent édifice aux fenêtres hautes et sculptées, aux balcons de pierre, à la façade d’un blond-gris reposant et doux. Encore aujourd’hui sa noblesse faite de simplicité et d’équilibre est une référence dans les alentours. J’ai couru dans ses couloirs aux parquets cirés craquant sous mes pieds menus, j’ai ri en m’enroulant dans les lourds rideaux de brocart malgré les affectueuses gronderies de ma nourrice. De mes nourrices devrais-je dire, tant elles se sont succédées à mes côtés.

Ma mère est morte à ma naissance et mon père travaille sans relâche pour maintenir à flot l’usine familiale de Murano, malmenée par les années de guerre et de dictature. Je le vois peu, il s’intéresse peu à l’enfant que je suis. Si au moins j’étais un garçon, ce ne serait pas pareil.  Mais je suis une fille, choyée, gâtée, grandissant dans un palais aux escaliers de pierre sculptée, aux lustres et tapis de prix, avec précepteur, nourrices, maître d’hôtel, argenterie à tous les repas. Un quotidien hors du monde. Une prison dorée.

Mon premier choc est l’école. Le pensionnat devrai-je dire. J’ai 11 ans et je quitte mon univers bien connu pour une vie de groupe, de filles dont je ne sais rien, de règles et de promiscuité. Je regarde les sœurs engoncées dans leurs cornettes comme des êtres venant d’ailleurs. J’ai perdu le rire. Ma bouche se ferme. Mon père m’a à peine dit au revoir. Il m’a glissé un rapide baiser froid sur le front. Un soupir aux lèvres. Un chuchotement à l’oreille : « Tu lui ressembles tant » et il a disparu. Et il me manque car rien ici ne me plaît. Et personne d’autre que lui ne m’attend.

Au pensionnat, les filles me font peur. Je ne comprends pas leur codes, encore moins de quoi elles parlent. Les quelques privilèges que l’argent de mon père me procure, les rendent jalouses. Je suis l’objet de moqueries dès que professeurs et religieuses ont le dos tourné. Alors je me renferme, je ne veux pas montrer mon désarroi, mes pleurs, mon désespoir. Mon seul oxygène ? Les quelques vacances que je passe au palais. Et malgré l’absence de mon père, le silence de la maison, retrouver ce lieu, respirer Venise, m’apaise.

Evidemment mon père s’est remarié. Sans me prévenir. Et mon deuxième choc a été de me retrouver face à une belle-mère, jeune, belle, tolérant ma présence du bout de lèvres. La rupture avec mon père est consommée, je n’ai plus personne à aimer, alors même, que je ne sais pas réellement ce qu’est l’amour.

La bibliothèque du couvent m’a sauvé, avec la complicité de la sœur responsable, fermant les yeux, pour moi, sur les horaires et les règles du lieu. Je me suis réfugiée au milieu des livres, des heures durant. J’ai dévoré sans explications tout ce qui me passait entre les mains, j’ai englouti littéralement, romans, livres d’art, images d’ailleurs. Montagnes, campagnes, peintures, sculptures, histoire, anatomie, sciences… Je ne me suis rien interdit et personne d’autre ne l’a fait.

Je me suis dit que la vie ce n’est que cela sans doute, lire, découvrir, dessiner, imaginer puisque personne ne semble réaliser que moi aussi, j’ai une voix, des mots, des envies, des émotions. Rien, je ne suis rien pour personne. Je me suis donc raidie un peu plus. Cercle fermé entre moi et moi.

Au sortir du pensionnat à 18 ans, mon père n’a eu qu’une obsession. Me marier à celui qui pourrait le seconder puis lui succéder à l’usine. S’enchaînent fêtes et dîners en bonne société et de bonne compagnie. Rien qui entame ma solitude. Mais je ne suis plus une enfant et je réussis à m’échapper de temps à autre pour arpenter ma ville dont j’aime l’inconstance, la douceur, la fluidité.

Cette usine dont je suis exclue, cristallise tous les pensées de mon père, et conditionne tous ses projets. Elle m’intrigue. Un après midi, je réussis à prendre le bateau pour Murano, seule. Bien décidée à découvrir… je ne sais quoi en fait. Sans doute ce que mon père refuse de me transmettre, puisque je suis une fille. Nouveau choc, le quartier, pauvre, est habité par des familles aux visages durcis, aux enfants dépenaillés dans la rue. Mon pas, ralenti, ma silhouette élégante, complètement décalée, provoque, attire l’attention, on me regarde passer sans un mot, dans un silence opaque. Puis quelques femmes se risquent à cracher vers moi, violemment.

Et je prends peur, je repars en courant, poursuivie par quelques enfants enhardis. Le jeune homme du bateau m’a gardé près de lui le temps de l’attente. Perdue, en pleurs, une question danse dans ma tête : mais pourquoi, pourquoi, qu’ai-je donc fait pour cela ?

J’ai fini par céder à mon père. Sans véritable appui, que pouvais-je faire ? Le mariage a été… comment dire ? Un mariage comme tous ceux où l’on n’a que l’intérêt en commun. Ma liberté, je l’ai gagnée avec la vie culturelle de Venise, où la jeune femme en vue que je suis se doit de paraître.

J’ai rencontré Maria Lucia un jour de cocktail. Au bras de mon mari, je viens au vernissage de son exposition. Dès l’entrée, je me fonds dans sa peinture, comme un écho parfait à moi-même. Et aimer sa peinture, c’est forcément aimer Maria Lucia. Je n’y ai pas résisté. Le choc a été qu’elle m’aime en retour. Une amie. Je ne sais pas ce que c’est. Grâce à elle, à son amitié, mon prénom, Julietta, a pris vie, je sors enfin du cercle de moi à moi.

Au palais, mon salon impeccablement tenu et ma table réputée ont rassemblé artistes et écrivains. Mes longues heures de bibliothèque, mâtinée de bonne éducation ont fait merveille. Mon plaisir grandissant à chaque fois. Ma beauté est née dans le regard de mes hôtes, dans l’intérêt des conversations, dans la beauté de leurs œuvres. Et mes grossesses inachevées sont passées comme des points de suspension.

Mais un jour la révolte gronde à l’usine. Mon mari est incapable de gérer. Le mot faillite résonne dans nos murs. Un matin je découvre la fuite de mon mari, les derniers domestiques sur le départ, les ouvriers en colère. Je suis perdue. Alors honteuse de tout cela, honteuse de la faillite, honteuse de tout cet argent mal gagné et mal perdu, honteuse de cette vie où je suis restée spectatrice, je décide de fuir aussi. Je fais deux valises, emportant des habits, des souvenirs et mes bijoux. Je prends tout l’argent qu’il me reste. Et je pars sans laisser de traces.

Mon petit appartement près de l’église de la Madonna del Orto, est celui de Coletta Verdita. Julietta Nani est morte on ne sait où dans les brumes des fortunes malvenues. Je n’ai trouvé que ce moyen pour survivre à tout cela. Me tenir droite, digne et me taire, je n’ai appris que cela. J’ai vu dans le journal que Maria Lucia est partie à New York couronnée de succès. Elle est la seule qui me manque. Ma précieuse amie.

 

 

 

 

Passante

Ceci est une nouvelle écrite pendant un séjour à Rome. Dans un concours de nouvelles, elle a passé la rampe des 48 présélectionnés mais pas celui de finaliste! Ce sera pour la prochaine fois.

Je crois que je l’ai toujours vu là cette larme traçant son sillon fade sur la façade ocre du palais de l’autre côté de la rue. Et ces peintures aspirées par le temps laissant affleurer la chaux et le ciment.
Elle aussi je l’ai toujours vue. Silhouette diaphane dans son manteau rouge élimé. Ses cheveux gris hâtivement noués d’un foulard défraîchi et ses bas noirs trop larges glissant en plis disgracieux le long de ses mollets maigres.
Elle passe tous les matins tous les soirs aux mêmes heures. Indifférente aux temps, à la pluie, aux vacances ou aux foules. Elle passe, menant son chemin silencieux et décidé. Par une étrangeté du temps qui m’échappe, sans jamais y prêter attention, je suis presque toujours à ma fenêtre à sa venue. Et je la suis du regard, intrigué de ce pas habité et solitaire. Sans elle, il manquerait quelque chose à mon plaisir de regarder la petite vie de mon quartier, au jour le jour, depuis mon perchoir.
Rome est vivante, animée, parcourue de foules de touristes ou de romains pressés. Les scooters glissent entre les passants… Et Rome renaît aussi. D’autres palais ont retrouvé leur splendeur orangée, ocre ou carmin claquant au soleil. Rome est fluctuante mais elle, non. Elle trace immuable un invisible fil, comme une promesse indénouable et inavouable. Je pense qu’elle sait que je la regarde. Une imperceptible tension l’habite un instant quand elle passe sous ma fenêtre.

Je sais qu’il me regarde ce jeune homme. Qu’il détaille ma silhouette, observe mes pas. Je sais qu’il voit ce qu’il ne m’importe plus de voir. Je sais. Je n’ai plus envie.
Je l’ai arpentée tant de fois cette rue de Rome. Au temps où le maraîcher au coin de la via della Lungaretta haranguait les passants pour vendre ses légumes fraichement arrivés de la campagne. Au temps où le petit café, piazza di Santa Rufina sentait la braise noire du four à pizza et bruissait des raclements acides des verres sur les tables en formica. Au temps où, depuis le bar où il officiait, Sergio me suivait de son regard attentif.
Je crois qu’un sixième sens lui donnait de toujours lever les yeux à mon arrivée. Je suis à peu près sûre qu’il n’a raté aucun de mes passages. Ceux des courses, ceux vers l’école pour aller chercher mes petits frères, ceux chargée de linge pour ma patronne de la blanchisserie Amarillo. Arrivée à proximité du café, je me redressais, même lourdement chargée, mettant mes seins bien en avant, le regard loin, les hanches flottantes. Jamais je ne lui ai montré que je savais. Que son regard me brulait, que son attente me caressait. Je ne montrais rien, mais pour autant je sais qu’il savait !

1936, j’ai 18 ans. Ma mère se meurt de trop de travail et de trop de douleurs. Mes trois frères sont plus jeunes et la famille survit grâce à l’argent que je ramène. J’ai 18 ans et les mêmes rêves de folie et d’amour que les jeunes filles courant la ville. L’envie d’être électrisée, remarquée, enlacée, aimée. Et ce regard de Sergio passant outre les murs du café, scrutant mes pas dansants, goutant ma jeunesse, remplit mes nuits, mes sens, mon cœur à foison. Mais Sergio ne dit rien. Ne quitte pas son bar. Ne s’aventure sur la route où je passe. Rien de plus que ce regard…
J’ai refusé sans raisons apparentes la demande en mariage du fils aîné du maraîcher. Celle du jeune cordonnier nouvellement installé dans la rue adjacente. Et celle aussi du fils de ma patronne. Ma mère s’en est allée espérant jusqu’au bout me voir au bras d’un époux. Et nous avons emménagé avec mes frères dans une pauvre chambre sous les toits… Qu’importe, ils seront bientôt partis.

Mes frères ont pris une part de la charge, qui au port, qui chez le maraîcher ou au café de Sergio pour le plus jeune, Francesco. Je l’envie secrètement d’être admis, dans cet antre interdit aux filles qui se respectent, là où moi je ne peux pas m’aventurer. Et je rêve de la musique s’échappant parfois le soir du petit bar et du regard de Sergio.
Sergio au temps de nos heures d’enfance c’est une main, une voix, une douceur interdite. Sur le chemin de l’école, Sergio est le plus gentil, le moins bagarreur, et nos regards parlent la même langue. Parfois, au retour, la route fait un détour, nos mains se touchent et confidences et rires se partagent. Mais nous sommes des enfants, promesses d’enfants, d’enfance, d’espérance. Enfants nés de l’après-guerre, et ces années 30 respirent pour nous autant la pauvreté qu’une envie démesurée de demain.
Les enfants grandissent, les mains des garçons ne touchent plus les filles, ou si peu, si vite. Une caresse murmurée dans la pénombre de la fête annuelle du quartier, quand les parents un peu gris ne voient plus trop où sont leur fils, leurs filles, les mains et les regards. Avec Sergio, seuls existent dans ma mémoire et ma peau ces rendez-vous là, furtifs, volés au groupe, à la vigilance.

En sortant de l’enfance, je suis devenue belle, je le sais. Les attentions des hommes, la peur de ma mère, l’orgueil de mes frères me le disent. Le feu couve dans mon regard, dans ma taille fine, et mes longues jambes. Mes hanches dansent, mon rire vole… Et Sergio me regarde depuis le bar. Les enfants ont grandi et les parents décident, tranchent, arbitrent. Ils sont les maîtres.
Il a promis, je n’ai pas oublié. Il a promis, une vie, pour nous deux, contre son père, contre sa mère, contre sa grand-mère, il a promis ! Alors au creux des semaines harassantes, Francesco devient le messager de quelques mots pour briser le silence infernal. Griffonnés sur un carton de bar, un bout arraché au journal périmé. Quelques mots absurdes livrant un roman pour qui lit derrière la banalité.

J’ai 21 ans. 1939, la guerre à nouveau. La terreur aussi. Silence et méfiance ont pris leurs quartiers dans toutes les rues. Chemises noires, violences et cris ! Et le départ des hommes aussi. Ce soir c’est le tour de Sergio. Demain à l’aube, il prend la route sans cœur, sans envies. Ce soir, l’ombre de la rue sera notre refuge. Un baiser passionné a dépassé les interdits, noué l’amour et la peur. Ses mains sur mes seins, nos corps en fusion à même le mur de pierre. Rien n’a pu arrêter la force du nous de cet instant-là. Nous en un unique pas de deux.

Et puis l’attente, le silence. Et l’attente encore et encore, poisseuse de fatigue, collante de questions vibrantes, d’avenir si étroit, si fragile, si opaque. Le temps passe, toujours le même, le quotidien n’a plus de dates, ou d’années, juste des jours et des jours. Et on ne sait plus rien ni de son âge ni de sa vie. Et le silence à la naissance de l’enfant, son enfant. Le silence sans mots des courriers qui s’égarent. Le silence encore à la mort du petit, juste mon pas solitaire aux graviers de sa tombe. La guerre ne fait aucun cadeau. Et elle ne dit rien des disparus même quand elle s’arrête.
La vie continue, on bouge, on respire, un peu comme un automate. Les frères qui se marient, les neveux et nièces que l’on câline. Et toujours le soir, cet escalier sombre qui mène aux combles, à cette chambre sous les toits qui porte les fêlures de mon enfance et du temps qui passe.

Le café du coin est devenu un petit restaurant aux tables de bois. L’homme qui scrute les passants est venu d’ailleurs, il a acheté les murs aux parents de Sergio. L’étal du maraîcher est devenu une mini superette, et les scooters encerclent la fontaine de la place. J’ai 80 ans. Et je passe chaque jour à l’heure du café du matin. Je me penche sur le filet maigrelet de la fontaine. Je bois à la vie toujours là, à l’espoir accroché. Je passe mes mains à l’eau fraîche, à l’instant toujours neuf. Et chaque soir j’y retourne au crépuscule, versant dans l’eau qui s’enfuit un peu d’eau de rose, un peu de la vie écoulée, un peu du pas de deux si peu dansé.

Cela fait deux jours qu’elle n’est pas venue, même en retard. Je guette. Je suis étonnamment inquiet de cette absence. Pourtant je ne sais rien d’elle. Je me lève fébrile, guettant sa venue. Mais rien. Alors je me lance à sa recherche. Je questionne, j’interroge. Mais personne ne sait rien.
Quand je sors de l’immeuble, le jour se lève à peine. Je m’engouffre dans celui d’en face, sombre et à la peinture lépreuse. Je cherche, je frappe, je monte encore, je questionne. La vieille dame au manteau rouge ? Si, là-bas. La dernière porte à droite au fond du couloir.
Je l’ai trouvé allongée par terre, inconsciente. Je l’ai accompagnée à l’hôpital. Je ne sais pas bien pourquoi. Et je suis resté pour veiller son silence, son trouble. Calmer ses mains qui se tordent, apaiser d’une vague caresse sur son front les cris venus de si loin. Tiré par un fil invisible.
Un soir elle a ouvert les yeux, elle a souri.
– Sergio ? souffle-t-elle
– Oui.
Mais comment connait-elle mon nom ?
Le silence se fait soudain moins pesant.

– Sergio ? insiste-t-elle
– Oui je suis là.
– Je savais que tu reviendrais.

Elle est partie emportant son secret. Je sais juste que je suis venu à un rendez-vous dont je ne sais rien. Et je sais pourquoi les larmes n’ont pas disparu de la façade ocre. Une trace fragile d’un pas de deux éphémère.

Celui qui porte mon nom

Je ne peux voyager sans garder cette espèce de rigueur des objets qui me sauve. Sans reproduire ces espaces sans lesquels, chez moi, je me sens perdu. Autels à la dévotion de mes fétiches ou de mes béquilles peut-être. Aussi, je voyage peu ou pas pour préserver ce cocon frileux. Pas d’échappatoires, encore moins de questions frauduleuses. Le rythme inscrit dans le marbre de mes rituels personnels est ma bouée, ma survie.

Alors, être ici à Rome, dans ce petit deux-pièces vieillot, pour moi, c’est un peu flotter dans l’espace. Une espèce de déplacement lunaire. Marqué de cette angoisse viscérale de ne pas contrôler, cadrer, maîtriser ni le temps, ni l’espace et encore moins mes émotions.

Je n’ai jamais voulu chercher ce qui me gardait enfermé de cette manière. Jamais voulu élucider le silence de ma mère, son regard troublé sur son passé, ces photos disparues du guéridon du salon, cette curieuse absence d’elle-même dans la mélancolie. Elle est partie, emportant avec elle son mystère. C’était sa vie, pas la mienne. Enfin c’est ce que je préférais penser.

Curieusement je la retrouve un peu dans ce décor suranné. Le papier peint me rappelle celui de son appartement aux feuilles fines et aux couleurs un peu lourdes. Les meubles d’acajou et le petit secrétaire noir d’ébène avec son marbre grisé, ajoutent à cette ambiance d’un autre siècle.

Alors j’ai aligné sagement sur le secrétaire, très exactement comme chez moi, mes quelques produits de soin, mes flacons en cristal aux bouchons d’argent ciselé, un petit cadre avec une photo de mes parents et un autre avec celle de mon parrain. J’ai placé à côté du téléphone le chandelier en étain avec sa bougie blanche que j’allume tous les soirs avant de sombrer dans le sommeil. J’ai aussi rangé mes habits, chaussures, valises comme à la maison. Valises sous le lit, cintres dans un ordre strict à ne pas modifier, chaussures alignées.

Je ne sais pas trop pourquoi je garde cette photo de mon parrain. Je ne l’ai presque jamais vu. Mais je porte son prénom, Pierre Mario. Je n’ai jamais compris pourquoi deux prénoms aussi dissemblables et, surtout, pourquoi cet impératif de porter le nom de cet homme, ami fugace de mes parents, disparu rapidement de notre vie familiale.

Et je m’assieds sur le lit un peu perdu. Mais pourquoi donc suis-je venu ? Pourquoi ai-je suivi cette émotion jusqu’à partir aussi loin ?

C’est en rangeant les affaires de ma mère après sa mort que tout a été bousculé. Déjà son départ, le jour de mes cinquante ans, moi enfant unique et un peu solitaire, m’a laissé fragile. Alors devoir me glisser dans sa vie en triant ses affaires s’apparentait à une effraction voire un viol. Pourquoi n’ai-je pas réglé cela en vidant tout sans rien regarder ? Peut-être parce que ma solitude avait quelques échos avec ses silences et sa mélancolie.

Dans son secrétaire en marqueterie, il y a un tiroir secret. En ouvrant le tiroir en haut à gauche, en glissant son doigt dans l’espace ouvert et en poussant vers le haut se déclenche l’ouverture d’un tiroir au milieu de ce que l’on pense être juste un pan décoratif. Je le sais, je l’ai vu depuis que je suis tout petit. Peut-on résister à ces curiosités enfantines que l’on traîne des années durant ?

Je n’ai pas résisté et le paquet de lettres diaphanes sagement nouées d’un ruban fleuri est apparu.

Mon parrain n’avait donc pas disparu, les échanges entre eux deux avaient parcouru les années, les distances, les silences. Ils avaient inscrit cette mélancolie au creux du regard de ma mère.

Dans mes nuits, en lisant et relisant ces lettres, j’entendais leurs voix, leurs rires, leur complicité, leurs absences.

Alors j’ai pris la route, loué cet appartement, et j’irai Via Cassia pour lui porter le dernier message qu’elle n’a pu lui envoyer. Et peut-être, découvrir ce que je tiens enfermé… en  serrant la main de celui qui porte mon nom !

Les trente tyrans (nouvelle)

Je ne sais pas vous, mais moi, je ne sais pas où aller. Quel pas faire.
J’ai 30 ans dans deux jours. C’est dire que j’ai 29 ans. Et depuis toujours, depuis le fond de mon enfance, je me suis toujours dit que ce jour-là, à 30 ans, je serais sûre. De moi, de vous, de demain. Que tout serait dessiné, ouvert, généreusement lisible. Que je serais libérée. Et aujourd’hui, j’ai un doute. Enfin, un vrai doute.

Banquet du réveil. La symphonie des couleurs balaie mes yeux et une machine obstinée chante 10 notes de la Traviata en boucle. Debout. A nouveau. Comme chaque jour. Dire que je déborde d’enthousiasme serait mentir. Je n’aime pas aller travailler. Juste parce que c’est obligé. Mais voyons, Camille, à ton âge, tu sais bien qu’on doit faire certaines choses qu’on n’aime pas. Oui, je sais. Seulement j’ai l’impression de les enfiler comme des perles ces moments-là. Impression peut-être. Lire la suite

Aujourd’hui (nouvelle)

Aujourd’hui, rochers noirs et mer de soie.
Aujourd’hui je l’ai rencontrée. Isolée et calme, avenante et débordante, cachée et déployée, … j’ai rencontré mon île. Entre couleurs salées et odeurs chatoyantes, sable fluide et vagues filantes, j’ai trouvé ma place, mon cocon, mon refuge. C’est à moi, pour moi. Je ne veux rien d’autre et surtout, personne d’autre !
Merci.

Aujourd’hui, sable endormi et mer de feu.
Aujourd’hui, j’ai goûté l’aube naissante. Voir le soleil percer de la mer, pousser pour naître, nourrir de lumière la terre attentive,  a posé comme une braise en moi. Le jour qui m’attend me fait un peu peur. Et si je suis honnête, c’est surtout de moi que j’ai peur.
Allons.

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