2019

Ailleurs, demain,

L’inconnu comme méditation, comme appel.
Les jours s’enfilent comme un chapelet rebelle.
Ce chemin sinueux, ces bouquets d’arbre penchés par les éléments, ces mots, ces rires, ces caresses, ancrés, agrippés. Ces longs soupirs frémissant au vent.

Histoire mystérieuse avec moi, avec toi, avec nous.

Ce vide de l’inconnu écrit l’évidence
que nous sommes neufs,
que le jour est à inventer
avec cette goutte intime, incandescente, de vie et d’espérance.

Bonne route pour 2019

Bem vindo do Brasil

Contrastes…

Changer de monde en deux secondes!
Peut-être pas en deux secondes. Mais changer de monde. Dans l’air, les gestes, le rythme… la respiration. Un air nouveau, des rues aux couleurs inconnues, même la musique des klaxons est neuve.

Il y a la vie d’en haut et la vie d’en bas. Elles se côtoient sans se regarder. Sans se toucher. Proches pourtant. Des façades lépreuses répondent aux peintures colorées, presque des peintures de guerre, et les rues serpentent entre grilles de fer des magasins de fortune et propriétés protégées aux barbelés rassurants. La pauvreté on la voit, la richesse on la cache. On peut la deviner ou l’imaginer. Mais on n’en voit rien depuis le chemin commun.

Etrange contraste d’un pays qu’on dit chatoyant, musical et insouciant. Et qui affiche des visages chargés de la lourdeur du jour et des regards durs, fatigués. La vie est dure pour beaucoup. Ce cireur de chaussures insistant, ce petit vendeur de cacahuètes au regard noir devant notre refus d’acheter, cette femme et sa mère marchant au pas d’une sorte de douleur, cette mère nous demandant d’acheter un coca pour son fils. Deux personnes allongées sur le trottoir sous une large inscription sur un mur « Mur do lamentações ». On ne peut pas y être indiffèrent.

Les regards sont tristes, parfois vides, les silhouettes crient misère, les corps allongés sur les trottoirs sont aveugles aux gens qui passent, mais quelle gentillesse dans les mots et le contact avec nous. De cette femme sans âge, maigre, dont la voix s’anime pour nous guider. De ce serveur appliqué à nous apporter tout ce dont nous avons besoin et même plus. De sa poignée de main chaleureuse. De ce chauffeur de bus, attentif.

Elle a le même visage fatigué que les autres. La même solitude aussi peut-être. Elle a juste entendu nos questions. Pour trouver le bus 007. D’autorité elle a pris ma main. Nous a guidés, volubile et attentive. Elle nous a raconté son histoire, ses achats… ou du moins je l’ai imaginé. Comment tout comprendre dans son portugais enthousiaste. Elle a veillé à ce que je ne traverse pas au rouge, que le chauffeur nous attende, qu’il nous dise quand descendre.

Tout est bon pour gagner trois sous et survivre âprement. Vendre quelques cônes remplis de cacahuètes, quelques chapeaux empilés sur la main, quelques habits et chaussures usagés sur le bord du trottoir en une brocante éphémère ou une petite boite de friandises.

Tension permanente aussi entre les grilles de barbelés, les volets baissés du monde qui se protège et celui de la rue ou des maisons abîmées qui s’exposent à ciel ouvert. Entre la ville et la nature luxuriante qui reprend ses droits dès qu’elle le peut.

On est envahis d’émotions, bousculés d’images neuves. On est ailleurs, nos repères sont loin. Première journée étonnante en effet. Arrivée à l’aéroport tôt. Attente de Jackson puis arrivée à Altos en taxi. Nos yeux furètent et virevoltent. Tout est neuf. Chaque mur, ambiance ou bruit nous interpelle. Nous sommes comme des enfants. Nous bredouillons nos premiers mots de portugais… Merci Yure! Puis une petite sieste pour récupérer.

A 14h, nous avons faim. Jackson est parti. Nous sommes seuls avec pour seule info qu’il y a un petit resto tout près. Tout près? Bon alors on y va. Et on se trompe. On part à droite au lieu d’aller à gauche et on marche, on marche, encore et encore. Rien. Seule la forêt entoure la route. Lourde, pleine, dominante, humide, avec les lianes qui s’écroulent vers la route. Et on a faim, on fatigue un peu. Et rien, pas de restau à l’horizon. Alors on craque et on prend le bus. Sans trop savoir où on s’aventure. On sait juste qu’il va au Centro. Alors va pour le Centro…

Nous descendons près d’une place. On ne sait pas bien où. Visiblement un quartier très populaire. Aucun autre touriste à l’horizon. On s’attable dans un petit café d’angle, pour déguster nos premiers feijaos, frites, riz autour d’un menu bout de poulet. Le serveur est aux petits soins. Que c’est bon de manger.

Nous repartons, au hasard. Sans trop savoir où nous allons. Découvrant les rues, les quartiers, la vie simple, les gens à l’arrêt de bus, le « magasin » de bricolage pour acheter un prise, les marchandises que l’on porte encore sur un brancard à main, les rideaux de fer des échoppes fermées, … attirant et déroutant à la fois.

Au détour d’une rue l’ambiance change, un peu plus clean, des bars aux serveurs plus stylés, des façades un plus léchées… s’approcherait-on du centre? Puis jus frais … (mmm le délice !). On paie presqu’aussi cher que pour notre repas de tout à l’heure. Pas de doute on a changé de quartier.

On remonte en bus (merci la solidarité!), on commande des pizzas et dodo. Et ce fût le premier jour!

Favela…

Favelas… ce seul mot ouvre des imaginaires. Angoissants ou intrigants, méfiants peut-être, interrogatifs pour le moins. Pour nous, c’est la favela Morro dos Prazeres (littéralement « La colline des plaisirs »). La favela la plus haute de Rio. 10000 habitants à peu près. Et son apparition dans un documentaire sur les tensions, affrontements et fusillades entre trafiquants de drogue et police n’a rien de forcément rassurant. Vu de loin. De près, ce sont des personnes qui nous accueillent, nous précèdent, nous ouvrent le chemin, nous donnent quelques codes nécessaires. 

Jacson habite « Prazeres ». « C’est chez moi » nous dit-il. Et son regard droit et son ton affirmé dénote une fierté mêlée de défi. Il veut nous faire découvrir son quartier mais aussi l’association « Equilibrio sustantavel » forte de sa petite escolinha et de sa radio. Nous partons à pied. Comme partout au Brésil la distance entre aisance et pauvreté est très réduite. Les premières maisons de la favela touchent le jardin de la guest house où nous logeons.

A l’entrée, une voiture de police est installée, presque vissée dans le sol. Et sur le mur, une peinture colorée et engageante aux personnages souriants côtoie une annonce : « La paix vous en êtes capables. Arrêtez cette guerre maintenant, des deux côtés. Cette communauté n’a pas connu de conflits armés depuis 4 jours ! »

Le ton est donné. Il y a des tirs mais c’est une communauté aussi.

A Prazeres, il faut savoir grimper. A flanc de collines, elle s’accroche. Les maisons agglutinées forment une espèce de mosaïque colorée, épousant la colline comme un long voile. Alors, escaliers et chemins étroits serpentent entre les maisons. Rapidement, on ne sait absolument plus où on est. Tout se porte à dos d’homme, rien ne roule dans ces ruelles tortueuses : les sacs de courses, les colis mais aussi la bonbonne de gaz sur l’échine. Et en haut, tout en haut, avec la vue à 360 ° sur Rio, c’est une petite plaine de jeux pour les enfants et un terrain de football, sur lequel Orlando veille comme le lait sur le feu.

Prazeres, c’est aussi se sentir un peu transparent. A l’entrée de la favela, il y a le terrain de foot couvert. Aujourd’hui est jour d’entraînement en vue d’un tournoi et rien n’est laissé au hasard. Le jeu est sérieux, très sérieux, avec le volume de décibels assorti. Face aux joueurs, parents et amis suivent chaque passe tout en buvant un verre. Nous passons le long du terrain et si tout le monde nous voit, personne ne semble nous regarder. Transparence presqu’électrique. Dans les ruelles c’est pareil. Nous croisons peu de personnes. Toujours elles nous saluent. Mais on se sent regardés, suivis, épiés en quelque sorte.

La sensation est la même pour aller manger au « restaurant » de la favela. Pour atteindre la salle avec tables, chaises et télévision permanente, il faut passer par la « terrasse » du café puis par un couloir bordé d’une sorte d’entrepôt. Là encore sans accompagnateur connu nous ne pourrions pas venir. Et là encore on se sent à la fois observé et invisibles. Pour autant, le plaisir est réel de partager ce temps très local ; femmes avec enfants qui viennent commander un repas, Orlando en facteur, deux ouvriers attablés pour leur pause de midi et toujours l’écran omniprésent avec sa vitrine si factice.

Prazeres, c’est encore la violence latente. Les policiers sont bien visibles. Par la voiture de police à l’entrée, par le poste de police près du terrain de foot couvert, par le poste de surveillance sur la placette en haut. Les trafiquants sont, eux, invisibles. Tout au plus on les entend, quand les coups de feux s’échangent à l’aube. Mais la tension est palpable. L’interdiction de photographier la concrétise.

Prazeres, c’est aussi des projets financés au sein de la favela. Total pour un mur de graffitis. Magnifiques peintures sur les murs qui colorent et égaient. Mais aussi pour un jardin à la française dans un autre recoin de la favela qui signe là cet orgueil de donateurs finançant leurs propres désirs plus que les envies des habitants. Il est mal entretenu car parfaitement inadapté !

Prazeres, ce sont des personnages.
Orlando, responsable de la communauté. Facteur, animateur, arbitre de foot. Il dégage autorité et disponibilité. Il est respecté cela se voit. Et ses mots pour nous accueillir disent à la fois la bienveillance, l’isolement et le poids des besoins. « Votre présence dit que nous sommes importants, nous donne de la valeur. Merci. »
L’une tient un des restaurants de la favela. Une autre, ancienne toxico, agit pour sortir les femmes de l’engrenage des addictions ou des grossesses précoces. Lena, bénévole de longue date à l’escolinha. Sida qui porte la vie de l’escolinha sur ses épaules. Chacun nous donne un regard franc, clair, profond. Les souffrances et pauvretés pour lesquelles ils combattent ne sont pas loin.

A Prazeres, il faut être capable de grimper ai-je dit. Et bien évidemment, l’escalier vers la terrasse de l’escolinha est presqu’une échelle. Les enfants se calment à notre arrivée. Des inconnus ! Le cours d’anglais avec Lena se termine. Le thème ? La paix… L’occasion de poursuivre une éducation aux valeurs fortes. Et ici, la paix, c’est une attente très concrète. Dans la favela, mais aussi à Rio, entre les hommes et les femmes, les pauvres et les riches.
Léna est bénévole depuis de nombreuses années. Son enthousiasme est volubile.
Sida est plus discrète. Petite et ronde, de cette rondeur du manque. Des jambes solides, escaliers obligent ! Son visage rond aux yeux vifs accompagne son sourire très doux. Une attitude un peu en retrait mais si présente. Rien ne lui échappe, elle est la référence des enfants. Elle porte ce projet de toutes ses forces. C’est palpable.
Les présentations aux enfants se font dans les classes avec une certaine solennité. Une bonne quinzaine de paires d’yeux nous observe. Regards intenses, attentifs… Nous testons notre maigre portugais pour répondre à leurs questions. Et les réponses suscitent des inconnues, des perplexités et quelques rires ! Paris c’est connu, mais la Belgique, un peu moins ! Mais quand nous parlons de chocolat tous les yeux brillent.
Au-dessus des classes, c’est la cour. Vaste espace aux barreaux de fer bleus, à la vue imprenable sur Rio, le pain de sucre, la mer… on voyage avec le regard. Au fond la cuisine, séparée de la cour par un grillage. Les enfants se lancent sans retenue pour jouer, bientôt le foot bat son plein… et le grillage de la cuisine montre toute son utilité pour se protéger des tirs au but !
Rendez-vous est pris pour mercredi avec Georges et … le chocolat.

En quittant la favela, le regard un peu vide de cette femme âgée, accoudée à sa fenêtre, immobile, me poursuit. Si ses jambes ne la portent plus dans ces chemins escarpés, où s’arrête l’horizon quand les murs sont si rapprochés ? La puissance des rêves et des images de tous les jours vécus garde-t-elle intacte la force de vie ?

Rio…
En ce premier samedi, nous descendons au Centro. Quartier des banques et des affaires. Erreur d’aiguillage !
La longue rue qui mène à l’Eglise proche de la mer est déserte. Des bâtiments en ruine voisinent avec de coquettes façades coloniales et d’imposants immeubles modernes, massifs et vitrés de gris. Mais la rue est vide. C’est le weekend. Seuls les clochards alignés devant les banques, peuplent les lieux. Le soir est tombé. Cela ressemble déjà au monde de la nuit… à 19h. Une sorte de malaise plane. Deux hommes nous conseillent de ne pas rester dans le quartier pour la soirée. Nous partons en taxi.
Rio imprévisible.

Nous reviendrons dans la semaine, un après midi. Tout a changé. Cela parait presqu’un mensonge. La rue grouille de monde. Les entrepôts gris et fermés sont un marché foisonnant. Chaque parcelle de trottoir accueille des marchands de toute sorte, du t’shirt de foot aux saucisses grillées en passant par les lunettes et les cacahuètes. La diversité de la population est flagrante. Multitude de couleurs, d’origines, de conditions… Vivacité des interpellations, des attitudes… Force des regards.
Rio multiple.

Le front de mer, lui, s’étire. Vaste espace aménagé pour se promener. Des grues du port en musée glissant presque sur l’eau, les militaires et les bâtiments de la marine, omniprésents, côtoient les pêcheurs, les amoureux, les vélos… Au loin, le pont de quatorze kilomètres traverse la baie dans l’azur. Les avions soignent leur courbe pour atterrir à l’aéroport tout proche. Et les passants, bigarrés pratiquent le selfie sans retenue.
Rio détendue.

Au café Colombo, au milieu d’un quartier commerçant, les années 30 sont encore là. Arcades en fer forgé, jeu de miroirs et serveurs en livrée, peuple le lieu d’une sorte d’élégance surannée. Les acheteurs s’y pressent, les plats sont élégants et savoureux, l’instant séduisant et le café excellent !
A Copacabana et surtout Ipanema, tous les établissements, les magasins et les immeubles jouent la carte de l’opulence, pas toujours celle de l’élégance. Dans les bars, boire un verre est hors de prix, c’est le lieu que l’on paie, pas ce que l’on boit ! Sur la plage, les vendeurs de toute sorte sont omniprésents, du foulard au fromage fondu en passant par les jus frais ou la cocaïne. L’air est doux, l’eau agréable, les vagues enthousiastes, le sable fin et la mer immense. C’est beau. Un après-midi est suffisant. Mais il fallait bien ça.
Rio cossue

Musique…
Musique du brésil, où es-tu ? De ces premiers jours passés à Rio, seule la musique commerciale semble avoir droit de cité. Nous guettons sans succès la langueur enveloppante ou le rythme endiablé des sons latinos. Une échappée à la radio dans un taxi… « oh, ça c’est bon ! », depuis les fenêtres ouvertes d’un bar « Tu entends ? J’adore ! ». Mais cette rencontre attendue d’une musique libre au cœur de la vie, nous la cherchons. Etonnés de la chercher. Surpris qu’elle soit un peu cachée.

Santa Térésa, notre premier dimanche brésilien. Le temps est beau, laissons les bus, marchons. La descente vers le cœur du quartier de Santa Térésa nous laisse découvrir plus en détails les maisons si diverses, l’hôpital abandonné, les graffitis souvent assez créatifs, la vue imprenable sur la ville, nouvelle à chaque tournant, et toujours les grilles et barbelés autour des habitations.
La petite place triangulaire, le tram un peu touristique, les bars largement ouverts distillent une ambiance de fête bon enfant. La rue est animée, intérieurs et extérieurs se mélangent, couleurs, artisanat et fumeurs, verre à la main, investissent le pavé. Le serpentin des rails du tram agit comme un guide. Il longe les maisons, sillonne les rues. Les façades sont colorées, ornées de carrelages peints, fleuries, la touche coloniale bien présente. Ici, l’atelier d’artistes, là, un restaurant haut perché, une créatrice de vêtements aux notes africaines, et plus loin, sur la place de l’église, des artisans, lampes, sacs, bijoux, vêtements, inventifs et lumineux.
Et là, enfin, la musique nous prend. Elle résonne sur la place des artisans. Puis dans la rue, un groupe installé près d’un café enchante les passants. Clarinette, saxo, guitares et chants, le pavé se peuple, on passe, on s’arrête, on danse, on swingue, on chante… on applaudit. Sans arrêter de boire un coup évidemment ! C’est comme un baume qui nous traverse, nous nourrit. Délicieux et partagé.

Le vendredi suivant, Santa Térésa toujours. Table réservée à Sobre Natural à 20h30. Le restaurant est vide à notre arrivée. Trop tôt ? Trop tard ? Qu’importe, on s’installe. Le serveur, jovial, est aux petits soins pour nous. Caïpirinha pour tous les deux, on y a gouté, on y revient !
Vers 22h, quelques personnes arrivent. Des habitués apparemment. Peu à peu, le restaurant se remplit de clients … et d’instruments. Une guitare, une autre, une flûte, un trombone… et d’autres instruments encore. Fin de concert pour boire un verre ou retrouvailles musicales ?
Une femme nous retient quand nous voulons partir « Ne partez pas, ils vont jouer. Et ils sont bons ! ».
Et la musique s’installe, fluide, souple, expressive. Ampleur dans la douceur. Les instruments s’accordent à la guitare du plus vieux. Son talent en fait le maître reconnu. Ils entrent peu à peu dans l’ensemble, improvisent, s’écoutent, goûtent le plaisir partagé. Une voix chaude aux accents à la fois romantiques et douloureux vient s’y ajouter.
Instant magique, suspendu, gratuit. Musique improvisée, langage universel partagé. Nous repartons émerveillés.

A Belo Horizonte, la musique prendra une allure plus intime, plus conviviale et plus partagée. Sur la terrasse baignée de nuit, Jacil mène l’élan. Sa voix chaude, sa guitare et son sourire bienveillant invite chacun. Sa nièce à la guitare aussi, son amie aux percussions et le reste du groupe à la voix. Nous offrirons aussi un peu de nos sons en partage. Ensemble piano et chant. Une première et un vrai plaisir.

Dernier soir de notre voyage… rendez-vous avec le jazz à Lapa. Triboz accueille des groupes de jazz brésiliens. La déco un peu tribale, forcément, l’espace à la fois intime et convivial forment un écrin de choix pour une musique de qualité. Le groupe est excellent, rythmes et harmonies nous emportent. Une Caïpirinha à la main… Délicieux.
Le patron, Mike Ryan, musicien australien passionné, est autant à l’organisation qu’à l’accueil des musiciens et du public. Quel mystérieux langage transparait au-delà des mots pour que les musiciens se reconnaissent sans détours ? Mike et Luc connectent immédiatement. Moi, je suis la « belle » femme qui l’accompagne. Well… compliment ou non ? Qu’importe! La beauté et la vigueur de la musique de ce soir emporte tout.

Intimité naissante…
Au bout de quelques jours, une forme d’intimité s’installe avec notre environnement, Rio, les bus, les sons, la jungle, les taxis, les singes… Apprivoiser l’espace, les lieux, les contacts, est un plaisir à la fois simple et entier. Même baragouiner notre portugais vacillant est un défi. Et il y a une fierté certaine quand nous sommes compris ! Étrange sentiment de commencer à se forger quelques repères, de se sentir moins perdus, moins étrangers en quelque sorte. L’accueil très simple des brésiliens y est sûrement pour beaucoup.

Les liens s’installent avec Ebson et sa femme, Anita, si attentive, souriante, Et leurs grands ados aux regards précis et déjà si matures. La vie à la favela ne laisse pas trop le choix.
Nous avons nos petits repères, les « tourniquets » antédiluviens dans les bus, nos arrêts habituels centro, lapa, santa Térésa…, le restaurant chez Gaucho, le cochon dans la rue, les petits déjeuners fruités, … et l’étude comparée des Caïpirinhas.

Intimité aussi dans nos liens avec la favela et l’escolinha. Chemin familier, lieux repérés, petit frisson d’être reconnu dans la rue par un des enfants qui vient nous embrasser. Nous en sommes à notre 5eme passage et c’est bien plus qu’une visite. Ce sont bel et bien des retrouvailles préparées de part et d’autre. Luc a prévu des animations autour de jeux et de rythmes, les enfants ont écrit des messages en français, fabriqués de jolis réceptacles avec des bâtons de glaces collés et décorés. L’accueil est incroyable. Les regards lumineux avides de nos réactions, la joie, l’affection et l’excitation mêlées nous touchent au cœur. Jeux partagés dans les rires. Instants légers. Heureusement dans la cour pas de murs, les décibels s’envolent loin et emplissent le ciel.
L’énergie circule et deux enfants en redemande de manière particulière. Sans barrières, ils s’enroulent au creux de nos bras. Sorte de transfusion mutuelle d’élan et de tendresse. Le petit Georges au visage d’ange y met une détermination incroyable. Il force mon admiration de venir chercher si nettement ce dont il a besoin. Et quand on sait ce qu’il vit… silence ! Son sourire en partant est à la fois chaud et doux, appuyé d’un regard clair et intense. Son dessin personnalisé est revenu en France avec nous. Quel petit bout d’homme ! 

La jungle à nos pieds…
Rio est urbaine et peuplée. Pour autant la jungle s’y insinue sans vergogne dès qu’elle peut. Même la terrasse policée de notre guest house l’épouse sagement, et s’y soumet en quelque sorte. Elle accueille les singes gourmands. Les oiseaux eux, sont plus distants. La végétation est luxuriante, dégoulinante, désordonnée. Une sorte de combat et d’échappée permanents. On sent une force indomptable. Les chutes de terrain sont vertigineuses, lianes et plantes s’entremêlent dans un corps à corps dont nous sommes exclus.
C’est à Rio mais ce sera aussi sur la route du Minas Gerais ou de Paraty. Les sierras à perte de vue, la végétation au bord de la route prête à l’envahir, les habitations nichées dans la forêt sombre, nous plongent dans un univers dont nous ne sommes pas les maîtres.

A l’inverse, à Inhotim, dans ce parc de 150 hectares dédié à la nature et à l’art contemporain, cette sauvagerie semble domptée, canalisée, adoucie. La nature s’exprime dans un cadre apaisant, joignant les créations à l’espace végétal. Communion des essences, des couleurs et des sons… presque seuls au monde pour une immersion des sens et de l’esprit. Marche apaisante et vivifiante à la fois. Pour touriste sans doute. Nos hôtes brésiliens n’y sont jamais venus.

La vie en bus….
20 août, nous voilà dans la rodoviaria (gare routière) de Rio pour entamer notre petit périple de touristes de quelques jours. Nous prenons le bus, comme tous les brésiliens. C’est une culture, un réseau, des habitudes. Chaque ville a sa gare, bus alignés, boutiques aux mets un peu gras, toilettes, café, suco natural…

Cela parait bien ordonné. Mais nous découvrons à cet instant que ces repères-là, nous ne les avons pas. Nous arpentons comme des âmes en peine les deux longs alignements de guichets. Il s’agit de trouver la bonne destination et la bonne compagnie pour y aller. Après quelques recherches, on trouve … évidement ! Un bus pour aller à Sao Joao dei Rei, dans un petit coin, un petit comptoir…. Mais, les cartes bancaires ne passent pas. Vite, un distributeur de billets. Puis, quelques minutes d’incompréhension sur le choix de nos places à bord. Puis rechercher le quai, dans la jungle en béton, le flot de bus et tous les voyageurs. Après tout cela, s’installer dans les fauteuils du bus a le goût d’une petite victoire.
A bord, chacun a ses habitudes de lecture ou de discussion. Ou de sommeil. Plus de 5 h de trajet c’est long. Parfois des coups de fils incessants. Avons-nous une star à bord ?
Passée la sortie de Rio, les paysages sont époustouflants. Ils courent sous nos yeux. Semblent pressés. Un homme à cru sur un petit cheval. Des véhicules improbables. Des marcheurs loin de tout. Une terre rouge flamboyante qui succède aux forêts sombres.

Le contrôle du contrôle succède au contrôle… étonnant pays aux allures fantaisistes où la rigueur de l’ordre est encore si naturellement présente. Nous avons mal anticipé et la clim à bord est très fraîche. Nous avons froid. Nos sacs sont tout au fond de la soute ! Patience alors. Nous arrivons frigorifiés et la proposition d’un restaurant servant des soupes nous parait franchement salvatrice !

Tiradentes… le bus nous laisse dans une délicieuse petite ville que les siècles ont laissée tranquille. Une sorte de décor de cinéma pittoresque et délicieux. Une rivière court. Des bambous se dressent et la terrasse du restaurant ouvre sur un potager appétissant. Les rues en pavé ont traversé les siècles, elles portent calèches, pieds, charrettes, et aujourd’hui camions et voitures avec une persévérance remarquable. La rue grimpe, notre marche s’y adapte. Elle monte vers l’église paroissiale qui domine la ville. Dressée, comme en veille, solide, dominante, ses courbes dorées soulignant sa blancheur virginale. Le soleil couchant la fera rougir. Elle est belle.
Sur la place, plus bas, bordée de maisons aux volets colorés, le bus scolaire attend ses passagers. Cela nous parait une peu surréaliste dans ce décor décalé. A leurs cris joyeux, on se dit qu’il y fait bon vivre.

L’étape suivante, c’est Ouro Preto. Cité coloniale elle aussi, accrochée aux collines, et aux sierras. L’histoire locale ancienne est violente, jalonnée de révoltes et de tortures. Les bons envahisseurs catholiques semblent si peu humains. Elles brillent de mille feux avec les pierres précieuses enfouies dans ses terres. Les rues sont encore plus vertigineuses. Et quand il pleut, on les dévale en arrière ? C’est ça ?
La chambre aux allures de caverne est comme un refuge. La terrasse, presqu’aventureuse, avec les énormes avocats qui se détachent de l’arbre sans prévenir. Mystérieuse aussi avec cette mosaïque de toits enchevêtrés qui entrainent nos regards vers les hauteurs. La noblesse des lieux nous saisit.
Au fil des changements de bus, nous prenons quelques habitudes. Notre désinvolture grandit. Nous nous sentons un peu aventuriers… presque du cru !

Belo Horizonte…
Belo Horizonte c’est encore un autre univers. Grande ville aux accents plus modernes que Rio, presque européens. Très grande. L’ambiance y est très différente et, ici, nous nous sentons peu touristes. Sans doute parce qu’il n’y en a pas beaucoup. Trois jours d’accueil brésilien chez Pascal et Jacil. Un quotidien brésilien en somme. Le mercado central un peu étouffant, la numérotation des immeubles plutôt fantaisiste, l’équipe de Pascal très sympathique, et Robin le chien, parfois un peu inquiétant. Les mots de Pascal sont parfois un peu durs sur le pays, ils rejoignent certaines de nos impressions de dureté ou de violence latente. Mais, la connexion amicale a été belle et intense. Merci.

Des églises en pagaille
Partout, les villes sont parsemées de myriades d’Eglises de toutes sortes. L’Eglise catholique est gardienne des édifices principaux mais les autres communautés fleurissent à tous les coins de rue. Eglises du Christ, salvatrice ou non, de toutes les sortes de Royaume possibles, de l’Esprit Saint sous toutes les formes, toutes ont pignon sur rue et drainent un nombre impressionnant de fidèles. Le phénomène fait figure de structuration du pays, comme une régulation du désespoir. Ils vendent de l’espérance à bon marché, en quelque sorte. La seule messe que nous verrons est bien terne. Pas de chants, un assemblée très froide… Où est la pétulance brésilienne ?

Paraty
Ce petit paradis, colonial lui aussi, donnera un air amoureusement romantique aux couleurs d’océan, de plage et de sable à nos derniers jours brésiliens. Les petits bateaux à quai comme les perles d’un chapelet, les fleurs en cascade sur l’Eglise, les peintres en rang organisés pour repeindre le terrain de handball de la grande place, les fanions bleus claquant au vent, les petites rues aux blancheurs colorées… Touristique, certes, mais ravissant et délicieux. Fruits de mer et petit déjeuner au bord de l’eau, un petit tour dans la mer, une caresse au chien errant un peu gourmand, une leçon de Cachaça par un vendeur au français impeccable… et quelques Caïpirinha, évidemment ! Deux jours parfaits.

En ce premiers jours d’octobre, à bien des jours de notre retour, la violence qui se déchaine avec les élections présidentielles nous fait mal. Il y a tant de besoins, d’espoirs, de courages, de vies en combat… Pourra-t-on éviter d’y ajouter les armes et le mépris ?

 

 

Etre là, juste là

L’impression soudaine à ce moment précis est que le monde s’arrête de tourner dans le même sens. Il a juste égrené quelques mots. Juste cela. Froidement. Devant moi. Et plus rien ne sera plus jamais pareil. Tout bascule. Mon corps figé essuie la tempête presque sans signes particuliers. Ma voix tremble peut-être un peu. A peine. Mes mains, posées sur le bureau, sont immobiles. Mon dos appuyé sur le dossier de la chaise.

J’ai juste le sentiment qu’il n’y a plus d’air, plus de vie, plus de respiration. Asphyxie totale. Je ne suis même plus très sûre d’encore connaître mon nom. Ni même où est la porte. Le verdict est là. La mort et son décompte précis. Les constats imparables. Et ce feu en moi. Feu ou lave incandescente. Je ne sais pas bien. Tout brûle en moi.

Je sors du bureau. Et là, tout craque. Les arbres du jardin sont les témoins de mes cris, reçoivent mes coups rageurs sans broncher, cueillent mes mots hachés, perdus, incrédules…

Incrédule ? Pas vraiment. Au creux de cet incendie intérieur. Je sais en fait. Comme une sorte de macabre évidence en moi… C’est fini et ça ira vite ! Le temps très court des jours infiniment longs a commencé.

Et j’y serai seule. Solitaire. Malgré les attentions et les amitiés.

Seule à porter ces mots-là. Définitifs. Cette certitude intérieure qui ne peut être dite et que personne ne peut réellement entendre. Comme un chemin de traverse, invisible des autres… pour tenir, ne pas lâcher, ne pas sombrer.

Encore aujourd’hui, rien ne peut effacer cet instant. Il est ce que je sais du basculement, de l’évidence, de la douleur la plus vive, de l’impuissance la plus totale… et dans le même temps du choix le plus fort, le plus lumineux : celui de vivre malgré tout.

Cela peut paraître une évidence de vivre et cela ne l’est pas. Jusque là la vie avait une couleur simple et fluide. Balade dans la campagne parsemée de fleurs, de jolis paysages, de douces rencontres et de découvertes riches. De cailloux aussi, de cul de sac, de chutes ou de fossés un peu arides que je qualifiais facilement de tragiques ou de noir profond. Mais je ne savais rien. Vraiment rien. Ce jour-là, j’ai expérimenté ce sentiment violent et douloureux de devoir affronter la mort et dans le même temps choisir de vivre. Avec un sentiment coupable de me désolidariser voire de trahir.

Et dès la fin de l’opération c’est devenu cruellement concret. Il a fallu protéger parents et enfants, rassurer, porter des mots d’espoir et de vie quand la résonnance intérieure était tout autre. Il a fallu être là, cajoler, soutenir, aimer, parler, douter aussi… rire parfois aussi. Il a fallu aussi chercher un petit espace de lumière et d’air à moi. Etrange sentiment que celui-là. Soutenir cette vie commune de 25 ans, combattre la maladie, c’était aussi me créer un coin de jardin secret, très secret, très personnel… comme des prémices de cette vie solitaire qui sera la mienne ensuite.

Plus tard.

J’avais toujours imaginé que prendre un chemin de traverse était une sorte d’échappée romantique. On choisit de partir et on laisse derrière soi la grisaille pour aller vers le soleil. J’ai compris ce jour-là, et les jours suivants et encore suivants, que le choix est à la fois plus infime, plus discret, plus enfoui et plus essentiel. Même contrainte. J’ai bien choisi ce jour-là une nouvelle voie. La route de l’instant présent.

Ce choix-là m’a donné de peser mes mots, mes regards. De bâtir un petit espace pour me protéger. De garder l’amour sous toutes ses formes, même si l’une d’entre elles s’en allait. Chaque situation m’ a obligée, ouverte à une vérité, une réponse, une présence pleine et entière. Le temps était compté. Sa valeur était dans la qualité de l’instant. Richesse et fragilité avouée. Ne pas forcément combattre ce que l’on ne comprend pas. Accepter l’impossible comme le plus humble. Etre là. Vraiment là. Jusqu’au bout.

Il n’y a pas d’autre chemin. Je suis habitée par cela. Je l’emprunte chaque jour, chaque matin.

Etre là. Vraiment là. Juste là.

De la pluie et du beau temps…

Ce matin je suis pressée, j’ai très peu de temps pour avaler un petit quelque chose avant de prendre le prochain train. Et j’ai faim. Plutôt que d’attendre dans la gare froide, je file vers le café d’en face. En ce samedi midi, la salle est bourdonnante. Les habitués me suivent d’un regard insistant mais je m’en moque. Un espèce de drôle de silence court sur mon passage. Qu’importe, je m’installe à une table. Je commande. Et je sors l’inévitable cahier et stylo qui ne me quittent jamais. Pour ces petits instants d’écriture volés au rythme trépidant.

Un homme s’installe en face. Perdue dans mes pensées, je ne le vois même pas. Le crayon en suspend, j’attends la phrase qui s’enfuit.

  • La neige va tenir je pense » lance l’homme d’une voix grave

On me parle ? Je lève le nez, sans baisser le crayon. Son regard est clair, attentif, souriant. Je ne sens aucune attente, juste cette envie d’échange. Briser cette petite bulle de solitude. La mienne ou la sienne ?

  • J’acquiesce poliment « Oui la neige va tenir j’espère, j’aime ce temps-là. »
  • « Moi aussi. » conclut-il dans un petit sourire.

Mon plat arrive, coupant court à l’échange. Mon temps est compté, je me dépêche… j’ai un train à prendre malgré la neige. Quand je me lève pour payer et partir, sa place est vide, ses affaires encore là. Je file.

Evidemment la neige perturbe le voyage. Et sur le quai déjà bien envahi de neige éparse, le froid transperce un peu. Pas les bonnes chaussures, pas le bon manteau. Pas le temps non plus. Et ça… la neige s’en moque. Elle provoque même. Pose comme une évidence notre impuissance, pousse nos impatiences dans leurs retranchements. Surtout arrêter de soupirer, cela ne sert à rien. Mes mains s’agitent dans mes poches, je les frotte un peu l’une contre l’autre, piétine un peu pour ne pas laisser le froid me grignoter le corps.

Le train traîne évidemment, retardé, encore retardé, et j’oscille dans cette hésitation infernale entre « je reste en espérant qu’il arrive pour finalement arriver pas trop en retard à Paris » ou « lâche abandonne, c’est foutu, tu… ».

Une voix grave que je reconnais m’interromps dans mes pensées : « Ce mépris des horaires et de nos impératifs ne mérite qu’une seule chose, c’est que je vous invite à prendre un thé ou un café pour vous réchauffer. »

Interloquée, je relève la tête et sourit de ce langage si joli. Après tout, je ne savais pas que faire, j’aime que les circonstances me propose une solution. Allons-y.

Café noir pour contraster le blanc qui s’étale. Mots banals pour contenir la contrariété. Et puis à bientôt. Chacun sa route. Il a bien tenté de connaître ce que mon crayon suspendu tentait d’écrire mais j’aime laisser le secret sur ce qui mijote en moi. Porte verrouillée pour les inconnus, monsieur !

Il est parti un peu plus rapidement que moi et j’ai continué à profiter de l’ambiance animée du café. Des blagues graveleuses qui fusent avec un rapide regard pour voir si je réagis. Une femme seule vous savez ! Des complicités autour des cartes qui claquent sur les tables. Et puis derrière la vitre un peu enfumée et embuée, cette neige douce qui continue de tomber. Recouvrant avec obstination les traces de passages et de vies.

C’est dehors que j’ai savouré ce temps étouffé. La neige adoucit, unifie l’espace. Rues, voitures, traces souvent sales de la vie commune, prennent un air de virginité nouvelle. Le froid dissuade de sortir et les passants sont rapides, frileux, peu nombreux.

Imprimer son pas dans le duvet tout neuf. Pas de mon enfance pour dessiner mon empreinte, ma route, unique, fière. Pas éphémères à l’ampleur de l’instant laissant une marque dans l’espace et le temps. C’est mon pas et c’est le premier ! Pas de la carte du tendre aussi, pas partagés scellés par la neige en premier nœud amoureux… Pas de parents attendris devant les enfants goutant cette première audace du haut de leurs petits pas. Que de pas appelés par ce velours blanc.

Je m’engage vers l’hippodrome savourant à l’avance l’étendue blanche bordant la forêt. Et c’est là que je l’ai vu de loin. Au milieu de ce qui était la pelouse, je le vois poser un pied dans la neige immaculé, puis un autre, puis encore. Il se retourne pour regarder sa trace. Et je l’entends rire. De ce rire d’enfance inimitable. Et il avance, dessinant scrupuleusement, un immense cœur avec ses pas. L’amour vu du ciel ?

Mon rire a fusé quand je l’ai vu hésitant, ne sachant comment quitter son dessin sans briser le cœur, sans lui ajouter un appendice disgracieux… Sursaut d’enfance à nouveau. Heureusement il ne l’a pas entendu. Je l’ai regardé partir regardant le ciel comme un ami, embrassant les flocons de ses bras, glissant sur le chemin pour mieux saisir la blancheur. Et j’ai eu comme un gout de rendez vous manqué.

Je n’ai pas pu résisté non plus et regardant si j’étais bien seule, j’ai entrepris moi aussi de dessiner mon humeur sur la piste éphémère. Imaginant une sortie à mon dessin, quelques pas alignés comme des gouttes, fil ténu tenant mon cœur arrimé… au chemin ? à demain ? à cette neige? A ce mystère de l’instant que je ne veux surtout pas déchiffrer.

J’ai resserré mon écharpe, remonté un peu mon col. Mis de côté mes pieds trempés. La courbe douce de la piste s’échappe de la brume. Suivre la barrière qui serpente. Regarder la terre porter ce linceul comme une naissance. A l’approche des grandes écuries, la statue équestre noire tranche comme perdue de solitude. J’ai envie d’aller jusqu’au château, le contempler dans sa nudité blanche.

« La neige va tenir, je pense » lance une voix grave. Je sursaute. Il m’a surpris, je ne l’avais pas vu, toute entière absorbée par la ouateur ambiante.

Nos rires se sont noués autour d’un deuxième café.

Partager l’enfance, c’est passer les barrières.

Saveurs

Le soleil s’est uni au vent aujourd’hui. Sous le flot doré, les feuilles dansent et s’enlacent. Tournées vers la chaude lumière, elles explosent et répondent amoureusement à l’insistante caresse. La chaleur pénétrante s’infiltre, comme un goût de naissance. Et la complicité du vent ôte toute pesanteur.

 Mes yeux se ferment. Cette lumière qu’ils taisent à peine, glisse en moi comme un torrent. Douceur ambrée que le souffle hardi allège et embellit.

 Les sous bois bruissent de saveurs et de notes. Vigueur affichée des verts multiples, palette innombrables de nuances subtiles, tailles, formes, du plus foncé au plus clair, chacun arborant fièrement sa force de printemps. Les fleurs timides, audacieuses, fébriles cherchent leur place. Cachées dans le tapis ourlé de lierre, dressées le long du chêne fragile en gerbes lumineuses ou groupées en troupe rassurantes d’une violine ardente, elles guettent ou goûtent elles aussi, l’instant vivant.

Au gré du chemin, le soleil se glisse furtivement, trompant la vigilance des arbres et de leur parure. Ils couvent avec bienveillance sols et chemins, petit peuple d’en bas ou d’en haut jamais en repos, terre en éveil. Là, les rayons écartent les branches, ouvrant au détour de mon regard, une oasis baignée d’or. Mon regard se lève et la joie du feuillage en danse et en musique nourrit mon être.

 Au loin dans l’abîme du bois, au creux de la pente assombrie tinte le ruisseau. Sa source le lance. Dans sa course, il chantonne et glisse, saute et sonne, cours et murmure. Il scintille, doucement, chemine, humblement, savourant comme moi, la grâce ajustée qu’apporte ce jour.

 Aujourd’hui, le soleil s’est uni avec le vent…

 

Verrou rouillé

Comme un verrou qui s’ouvre.
Un verrou fermé depuis longtemps.
Un claquement puis un grincement et il se lève.
La porte verrouillée s’entrouvre doucement, très doucement.

Frissons de ces mains levées, paumes ouvertes. L’énergie immobile montant de la terre se faufile au creux des corps. Mes yeux fermés goûtent ce regard intérieur, dessinent mes membres, accueillent mes gestes. Et nous sommes là, bien là, mon corps et moi.

Lâcher le geste en mesure, sans mesures. Relier, délier chemin faisant, marcher comme une vague, une houle, lâcher, encore lâcher, pour arrêter de s’interdire.

Réveiller le rythme endormi, l’écouter, le traduire dans ma langue, celle de mes doigts, de mes bras, de ma peau, de toutes ces parcelles de moi sous cape au quotidien.

Quitter cette obscure exigence du résultat, de la performance mesurée à celle des autres. Offrir plutôt. A soi et aux autres, cette symphonie de gestes donnés, inventés.

Et alors ils osent rire. Les hanches sont le balancier du métronome, ce battement du corps à corps, et les mains flottent, les pieds glissent et le buste ploie.

Relâcher encore pour arriver à la rigueur du geste arrêté. Entrer dans le rythme déployé et laisser parler, le plaisir du corps qui raconte.

Burano

Rien ne pouvait laisser présager de le retrouver là, dans ces murs, cette chaleur, ces couleurs. Rien. Absolument rien.

Pour passer de Venise à Burano, petite île aux maisons colorées, la longue balade en vaporetto doublant les îles étirant leurs langues de terre, appelle plutôt à la mélancolie. Elle s’y est laissé prendre. Guettant l’oiseau, le coup de vent ou le pêcheur au cœur de la lagune. Recueillant cette autre couleur de Venise. Venise et ses îles, Venise et ses histoires, Venise multiple.

L’île éclate de couleurs. Et même du large, cette palette vive et puissante attire le regard. Elle imagine déjà baigner dans ce ballet muet, virevoltant, chatoyant. Pourtant, le premier contact la déçoit. Ce flot de touristes s’engouffrant dans un chenal préétabli bordé de boutiques l’agace. Et elle prend la première à gauche. Vite. Pour quitter la foule.

C’est dans le silence de cette ruelle écrasée de soleil, les rideaux des portes en envol, les volets soigneusement clos qu’elle a entendu sa voix râler contre ce tourisme de masse, cet exotisme surfait, insupportable. Et elle a souri. Car elle le voyait là, débordant d’énergie, sa chemise en lin blanc à moitié sortie du pantalon. Sa main prenant vigoureusement son épaule : « Viens, on va chercher un coin pour nous. Je refuse de t’embrasser ici. Si ce ne sont pas les touristes, Dieu sait qui nous guette derrière tous ces volets clos. Je me sens épié. Viens. Allons plus loin. »

Et d’un coup la chaleur l’a écrasée. Parce qu’il n’est pas là. Bien sûr qu’il n’est pas là. Elle a cherché un petit muret ou un bord de quai pour asseoir son étonnement, son trouble. Rien. Ces façades aux couleurs si vivantes deviennent subitement des masques grimaçants. Et elle tremble. Pourquoi est-ce qu’il surgit là près d’elle alors que jamais ils ne sont venus ensemble ici, ni à Venise d’ailleurs. Puis il y a si longtemps. Tant d’années bien vivantes, bien remplies, sans lui, sans plus le manque de lui.

Elle s’écroule plus qu’elle ne s’assied au bord d’un tout petit canal. Paisible, isolé. Juste un vieil homme qui range son bateau et une femme accrochant subrepticement son linge au soleil. Et elle laisse monter son trouble. Cet amour-là n’est donc pas mort…. Si elle est honnête, elle le savait. Un diable ressort toujours de sa boite quand on l’enferme. A cet instant, elle aimerait tellement que ce soit plutôt un génie.

Le vent souffle un peu. Courant sur l’eau. Agitant un peu les bateaux. Elle reprend sa marche dans les ruelles. Un peu noyée. Et il revient. Son rire devant un carré de plantes mêlé de bricolage de couleurs un peu kitch. Un capharnaüm un peu enfantin. « Une annexe de la maison des sept nains ? ». Lui et elle complices comme toujours.

Et au gré des pas, toutes ces couleurs qui l’entourent, la rapproche de ce nous du passé.

Le violet éclatant. « Comme cet édredon en fausse soie brillante dans notre chambre d’hôtel en voyage. Quel fou rire !  Tu te souviens ? » Oh oui elle se souvient, de cette couleur vulgaire associée à du vert pomme pour faire design… comme du tendre moment qui a suivi.

La palette des rouges des vins goûtés si souvent ensemble. Il choisissait toujours le vin au restaurant. De cette habitude bien masculine de vouloir maîtriser la situation. Il fermait les yeux une fois le vin en bouche. Jusqu’au jour où elle l’avait traité de macho de ne pas solliciter son avis. Il l’avait laissée ensuite se dépatouiller avec les cartes des vins en la couvant d’un regard attendri.

Les orange,  accords de leurs corps caressés, emportés, arrimés, ancrés. Son regard , sa voix, sa peau… cette chaleur partagée. Ce choc de leur proximité. Liberté derrière les volets clos.

Ces déclins de bleus comme un défi au vent et au temps. Près du petit port, un amas improbable de filets voisine avec une vieille cage sous une planche vermoulue. Ce désordre des ports de pêche où un chat n’y retrouverait pas ses petits, mais le pêcheur oui. Et il reste près d’elle. L’eau et les bateaux, c’est tellement lui ! Tellement lui, l’œil au large, le sourire au lèvre quand la houle bouscule à la sortie du port.

Le jaune, perçant le regard de sa vigueur, de ce champ de tournesol dans la campagne. Nature flamboyante, éblouissement des sens lors d’une marche mémorable. Emotion partagée. Sans se toucher. Aucun besoin de cela.

Les beiges et ocres dans cette église romane, perchée au bout de l’escarpement. Surprise d’une répétition pour un mariage. Et cette voix fluide, chaude s’envolant sous la voûte et leurs mains nouées pour se laisser saisir par la beauté.

Le vert la renvoie au milieu des vignes. Il a emprunté un chemin interdit. Evidemment interdit… cela ajoute du piquant. Et le chemin monte, se creuse de trous, grimpe encore, s’arrête. Elle entend encore son rire triomphant en repartant en marche arrière après avoir savouré la richesse de la nature. Rien ne l’arrête.

Rien. Si ce n’est les circonstances qui ont signé la mort de ce nous…

Le soleil est haut. La chaleur est lourde.  Sa main n’est pas là. Sa voix s’est tue. Son corps s’est évanoui.

Comment fait-on pour étouffer un amour qui ne veut pas mourir ?

 

Marguerite

Marguerite se dit que décidément, elle aura tout vu !

Jamais elle n’aurait imaginé devoir partager son espace avec un colocataire aussi vulgaire. Corps massif, lignes épaisses, habillé de jaune de surcroit. Elle le regarde d’un œil noir. Elle se sent amoindrie, comme disqualifiée et elle le vit très mal. Pourtant son attentionné compagnon n’a rien laissé de côté pour prendre soin d’elle comme d’habitude. Multipliant même certaines attentions avec un regard un peu en coin, qui en dit long sur son malaise.

Il a sans doute peur que je sois jalouse. Mais je le suis, imaginez le bouleversement quand même ! Déjà ma vie est souvent faites d’attentes, de longues heures, de longs jours à espérer son retour de Paris. J’attends qu’il me revienne et dès qu’il est là, il me couve de ce regard attendri qui me fait fondre, me caresse de sa main précautionneuse pour écarter les poussières qui me chatouillent. Il m’examine, tourne autour de moi, s’appuie sur moi, me parle d’une voix grave et feutrée. Une voix de secrets et d’intimité. Il me fait prendre l’air, me dérouiller, bouger en musique… Ahh cette musique qui me fait vibrer, j’adore. C’est si bon après ces longs silences. Alors le partager avec ce veau jaune… Excusez ma vulgarité, c’est l’émotion.

Parfois je me dis… Si je suis aussi en forme à mon âge, aussi belle, aussi vigoureuse et pleine d’allant, c’est pour cela peut-être. Une vie économe, à la campagne. Mais la vie est parfois étrange. Quand j’étais jeune, prête à tout pour une vie pleine d’action, blanche de jeunesse et d’enthousiasme, je voulais aller vite, vibrer. Pas de demi-mesures possibles. Et c’est pourtant d’une charmante vieille dame que je suis devenue la compagne. Les cheveux blancs et le regard tout doux. Il m’était impossible de lui résister, encore moins de la bousculer. J’ai aimé sa lenteur et son application. Comme ceux que la vie a comblé de longues années, de bonheurs, d’amours, de sagesse. Alors pas de brusqueries, ni de fougue intempestives, j’ai appris la fluidité, le calme, pour ne rien perdre des moments passés avec elle.

C’est drôle de se dire que l’on se restreint, que l’on rabote un peu ses rêves. Qu’on accepte. Mieux, qu’on apprécie. C’est vrai… la poésie et la tendresse naissent de petits riens du tout, infimes et un peu décalés. Ces innombrables fois où postée près de moi, elle cherche ses clés, toujours pourtant à portée de main ou de sac. Son nez se plisse d’énervement, sa bonne éducation lui interdit les gros mots, pourtant pas bien loin. Sa main fourrage en gestes saccadés le sac à main, puis le sac de course. Le soupir qui s’exhale n’a rien de feint. C’est le petit tintement assourdi des clés au fond du sac, étouffé par les mouchoirs qui la calme et la rassure. Elles sont donc bien là. Et je retiens mon sourire à grand peine… elles sont toujours là, juste parfois elles se cachent.

Ou ces instants suspendus où les essuis glaces ou le chauffage refusent de se mettre en marche. Là, aussi le front se plisse, l’agacement affleure, la vieille dame s’agite sur son siège. Moi je ne bronche pas. Je sais que bientôt elle verra que ce n’est pas la bonne manette ou le bon bouton. Ce que c’est d’aller trop vite. Et tout se glissera à nouveau comme d’habitude.

Parfois elle chante de sa voix qui grésille un peu. Des chansons d’antan que je ne connais pas. Et j’ai envie de m’arrêter pour savourer. Parfois, elle parle toute seule et commente ce qu’elle voit, la visite qu’elle a fait, les nouvelles du journal. Puis dans un petit rire elle s’arrête et s’exclame : « mais voilà que je parle toute seule, heureusement personne ne m’entend ! ». Si moi ! Je n’en perds pas une miette.

Cela m’a bien démangé parfois, un peu plus de vigueur ou de fantaisie. Entendre plus de rire ou de vitesse. Mais peut-on tout avoir, la complicité et tout le reste en même temps ? Je ne crois pas… ou plutôt, j’ai décidé de ne pas y croire. Peut-être que la fidélité est une fibre particulière de ce que je suis.

Les chemins ont peu variés. Je crois que je peux les parcourir encore aujourd’hui les yeux fermés. De la maison à la place du marché, puis chez le docteur. Un passage par la poste, la charcuterie, le chapelet du jeudi. Le mercredi, c’est le jour des petits enfants. Ils sont trois à venir. Il y a les deux filles. Mais le garçon me fait craquer. Ses yeux plissés par son sourire, sa bouille ronde, sa démarche un peu chaloupée… un petit air de rien et tout se passe à l’intérieur. Moi je les accompagne juste pour rentrer chez eux, un petit tour et puis s’en vont. Mais j’aime bien cette ambiance de rires et de gouter. Ca me rappelle ma jeunesse.

Parce que, oui, évidemment, je ne rajeunis pas. Les années passent, comme en chuchotant. Je ne le sens pas vraiment. La vieille dame prend soin de moi. Je suis peu active, tranquille et cela me garde jeune. Mais elles passent sans que je les compte. Je le vois au monde qui change autour de moi, les gens, les rues, les bruits.

Quand la vieille dame est tombée malade, je n’ai pas tout compris. Juste elle ne sortait plus. Je ne la voyais plus. Les entrées et sorties de sa maison devenaient de plus en plus fébriles. Je l’ai vue partir dans un brancard blanc, on ne m’a rien expliqué, vers une ambulance, une sirène… puis le silence. Et il fait froid. Personne n’a pensé à moi. C’est normal d’ailleurs.

J’ai compris. Je ne la reverrais plus. Son petit-fils est venu vers moi avec un air navré. Un peu pour me mettre dans le coup de tout cela. Et j’ai déménagé. Je suis partie dans la maison de sa fille et de son gendre. Ailleurs, un peu plus loin du centre-ville. Mais je n’ai pas beaucoup bougé. Ils n’avaient pas vraiment besoin de moi. Et là j’ai commencé à prendre un sacré coup de vieux, à défaut d’activités. Quoi de pire que de se sentir inutile, sans importance pour personne. La solitude prend alors un son de résonnance terrible.

Au gré de ses passages, au gré des pays, des mois, des fêtes, le petit fils de la vieille dame a toujours pris soin de moi. Et pour lui je suis redevenue coquette. Propreté impeccable, petit vernis réparateur de temps à autre, petits atours noir et blanc assortis à mon nom, chaussures neuves dès que possible, un peu de maquillage parfois, …léger. Pour lui je suis Marguerite, joli nom, comme la vieille dame. Comme ça elle est encore avec nous.

Ah bien sûr, la vie a un peu changé. J’attends souvent. Mais, quand il est là alors… Ca vibre et ça bouge. Pas de trajet sans musique, elle est devenue ma double peau. Et puis tout est possible, porter, emmagasiner, accueillir, transformer, loin ou près, je contribue avec plaisir… Enfin du swing dans ma vie ! Je reste compagne de ses émotions aussi, avec ceux qui partent, ceux avec qui la parole n’existe pas, les amours aussi, les baisers, amitiés et rires… que j’entends, qu’il me raconte. Eh oui il me raconte, il me parle, me confie ses secrets, guette mes émotions, scrute mon humeur. Il ne dit pas comme la vieille dame « je parle tout seul ». Je le sais, je le sens, ces mots-là sont pour moi. Alors, devoir partager tout cela m’est difficile.

Marguerite s’est décidée à regarder d’un peu plus près le nouveau venu. Il est silencieux. Comme intimidé. Sent-il l’hostilité latente ? Marguerite, étonnée, constate qu’il n’est pas beaucoup plus jeune qu’elle. Il a donc dû rouler sa bosse lui aussi toutes ces années. Elle se risque à un bonjour timide, entend une réponse tout aussi timide… Le reste leur appartient au 4X4 jaune et à la 205 blanche. A 40 ans elle est encore frétillante, il a encore toute sa vigueur. Peut-être que l’attente dans le garage sera désormais moins fade.

 

 

Ailleurs…

Ailleurs. Ouvrir des portes aux sons à apprendre, aux couleurs à apprivoiser, aux goûts particuliers, gastronomie de la rencontre. Des mots, des ambiances, la colline des intonations, le rire, le vide quand je vous perds aux détours d’une langue trop rapide, trop locale… apprenez moi. Tourbillon des rencontres chaleureuses et passionnantes à Québec puis Montréal… B. il me manque le son de ton accordéon. Je n’ai pas osé te demander. I. et ton audace de vivre. M. et ton accueil spontané. G. et ta petite question : elle est où l’amie de maman ? A. et L. en toute simplicité. A Saguenay, H. en toute humilité la reconnaissance de l’autre, la perméabilité à ce qu’il est. G. l’accueil raffiné, l’humour partagé. Accueillir de nouveaux chemins d’amitié.

Ailleurs. Se laisser envahir. Le temps n’est pas le même. Les repas, l’air, les bruits non plus. Etre en appétit de ce qui s’approche de moi. Cet anglais en roulade dans vos voix. Ce Bienvenue en écho comme une litanie d’accueil. Ces visages souriants sous les tuques, ces corps emmitouflés. Le soir qui commence à l’heure du goûter chez nous. Cette simplicité, cette spontanéité y compris dans le formel. Ce tutoiement immédiat. Ces bras qui m’enveloppent sans attendre. Attendre quoi d’ailleurs ? Pourquoi faudrait-il attendre pour être juste humain ensemble ?

Ailleurs. Ces mots venus à ma rencontre, qui m’ « allument », me « pognent »… au théâtre, sur vos enseignes, vos devantures, vos histoires… décalage sans forfanterie. Cette obstination à ne pas céder devant l’anglais. Cette langue est votre langue. Fierté défendue.

Ailleurs. Ce « je » plus tout à fait le même. Ce « je » au carrefour d’un espace-temps sans contrôle. Le vent fouette la neige sur mon visage, cette maison grise au bord du boulevard et je ne suis plus aujourd’hui mais hier. Est-ce si loin ? si différent ? Est-ce encore moi ou toujours plus moi ? Peut-être cet instant me raconte-t-il sans que je doive choisir les mots. Ces pas dans la neige, le bus 51 sur Queen Mary, le Ville Marie… Comme une poignée de main. Adoubement d’un ami neuf, caché voire tapi dans une niche silencieuse. Ainsi on était plusieurs et je ne l’avais pas tout à fait compris.

Ailleurs. Une petite chanson de ma belgitude. A ce lutin de l’exil. Mais oui, passer une frontière est toujours une forme d’exil. De pari d’un mélange, d’une part d’oubli, de petits silences, de compromis, d’enrichissement, de floraison, de nouveauté. Ici, des musiques familières résonnent. Je n’aurai pas imaginé.

Ailleurs. Le choc du grand, du massif, de l’immense. Electroménager, camions, voitures, burgers, immeubles, rues… les paysages à perte de vue, ces routes interminables, ces rails sans fin. Combien d’arbres, de brins d’herbes, de nuages, de bourrasques de neige courent avec le bus ?

Ailleurs. L’inconnu comme méditation et comme appel. Comme plaisir ancré. Le route s’enfile comme un chapelet rebelle. Ce chemin sinueux vers la montagne au loin. Ces bouquets d’arbre penchés par les éléments. Les restes de neige et de glace agrippés au creux des chemins. Ces longues tiges rousses frémissant au vent. Histoire mystérieuse avec moi et sans moi. Ce vide de l’inconnu écrit l’évidence que je suis neuve, que le jour est à inventer… avec cette goutte incandescente intérieure de ce que je suis.

Pousser la porte

Pousser la porte ? un effort surhumain. Comment affronter les regards, les mots. Trouver ses propres paroles. Rester debout. Surhumain. En toi, le socle est fracassé de trahisons, de mots oubliés, de regards façades, de lassitudes. Des bribes se disent encore mais si calfeutrées.
Pousser la porte est surhumain. Repartir à la rencontre, c’est sortir de son trou le petit reste d’espoir caché, briser le mur de la peur. Celui qui t’a fait passer des centaines de fois devant cette porte, avec des gestes muets et un pas sans arrêts possibles.
Pousser la porte a été un cadeau, de celui qui croit encore pour toi et en toi. Ton cadeau aussi pour un autre. C’est parfois un peu plus urgent que pour soi-même.
Ta main tenait la sienne quand tu as poussé la porte. Plus petite, serrée dans tes doigts. Enlacée à toi comme le seul verrou possible. Et derrière la porte ouverte, personne n’a regardé ta vie claudicante, tes pas silencieux, tes blessures encore ouvertes. Le bonjour était pour toi, ta main sur la porte et un bout d’espoir dans les yeux. La rencontre, simplement.
Il y a eu des jours et des jours, des cafés, des matins, des heures, des minutes. Pousser la porte est devenue une survie, un soulagement, une envie, un plaisir, une joie. Et ton regard venait de loin en réponse à ma question : « il est où ton rêve ? ». Ta réponse a jailli : « dans ce moment, là, où je peux te faire confiance . Je n’y croyais plus.».

Tricoter serré. Les mailles tirées, enroulées, croisées, nouées. Tricoter la vie, les liens, toi avec moi, nous avec lui, et lui et eux et nous… Ton regard, clair de lumière, pétillant, en dit long sur les mailles rapprochées qui te lie maintenant à la vie.