Le train a démarré de la gare Montparnasse. 7h09. Petit matin laborieux. Etudiants, employés, ouvriers, dans la brume de l’habitude. Elle l’a pris si souvent. 7h09. Souvent elle courait pour l’avoir juste à temps.
Elle courait. Aujourd’hui non.
Les images le long de la vitre du train, elle les connait si bien. Elle les a vues tant de fois. Elle les reconnait très précisément. Les forêts électriques, les boulevards déjà actifs, les gares de banlieue, les champs qui essaient de se frayer un passage. Le calme, mâtiné du stress habituel qui flotte dans le wagon. Et oui. Il y a peut-être une correspondance à ne pas rater, le bureau que l’on va retrouver, le café à ouvrir, le chantier à reprendre, etc. Chacun est attendu.
Elle sait exactement le bruit des freins à l’approche du premier arrêt. Les pas feutrés pour gagner la porte. Les inévitables voix trop haut perchées, les indiscrets aux conversations publiques, les endormis sous la capuche pour rattraper la nuit trop courte.
Rien n’a changé, pourtant rien n’est pareil dans cette immuable toile. C’est elle qui n’est pas la même. Une larme perle entre ses cils.
Elle regarde son sac un peu plus rond que d’habitude. La petite valise sagement posée sur la grille à bagages. Rien d’incongru en apparence.
Sol grillagé de rails. Treillis électrique. Rambouillet.
Déjà ! Elle n’a pas vu le temps filer. Cette conviction mêlée d’angoisse. Oui ou non. Encore cette balance. Elle redessine le paysage habituel par le regard de celle qui part et qui ne reviendra pas. Ça, elle le sait. Aucune ombre sur ce point. Le paysage a donc une couleur de fuite. C’est donc ça, ce mélange d’ombrage, de certitude, de regrets, de points d’interrogation, de bouffée de chaleur. Pas tout à fait des sables mouvants.
Mais il le faut partir. Cela lui paraît évident pendant quelques instants. Reste le prix à payer, qu’elle ne mesure pas. La douleur peut prendre tant de nuances, en soi, dans les regards des autres, dans le froid du lit, dans l’espace empli d’absences, de première fois, de gestes arrêtés. Elle ne sait pas. Pas encore.
Comment résonnera son corps sans ses mains ?
Quelle voix répondra au silence ?
Le rire sera-t-il encore un chemin ?
Ça y est. Elle a dépassé la gare habituelle. Elle ne descendra pas. Elle n’a pas décidé où elle descendra. Balancement hypnotique du train, les roues lancées dans leur course. Elle pourrait presque croire qu’il est encore là. Qu’il l’attend. Que le crépuscule n’a pas envahi l’aube. Que ce soir sera ensemble, encore.
Maintenant la toile du paysage est neuve à son regard. Autre. Totalement. Alors une vague noire l’envahit. Rien n’est plus réel. Rien ne reste. Elle sombre. Puis elle doute. Elle veut couper, amputer sa vie. Lui arracher les chants du bonheur. Poser, laisser, déposer, abandonner.
Mais sa voix résonne, en écho à celle de l’homme au fond du wagon. Son rire renait quand deux femmes s’esclaffent. Laisser derrière soi n’est donc pas possible ?
Et le paysage défile. Il relance les souvenirs. Aigus. Elle tremble. Fait non de la tête le regard fixe. Elle revoit son visage blanc sur le drap. Blanc immobile. Son absence, hors du jour, de sa voix, de son corps, de son souffle. Et alors du leur.
Elle ferme les yeux. Terminus. Elle va descendre. Poser son bagage sur le quai. Il se vide peu à peu. Laissant l’inconnu et la solitude. Elle marche quelques pas. Tente de raisonner le vertige des jours sans lui. Elle ne sait pas quoi faire.
Peut-être prendre le prochain train vers Paris.
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