Et si…

Quand regarder votre enfance, c’est l’antre noire, sans lumière, sans filtres où rien de transparaît ne parle ni se tait.

C’est ça mon nom

Quand le vent balaie les rochers, transporte le sable, rugit votre peine, croque les vagues, lave la mer… et vous.

C’est ça mon nom

Si l’aube sort de sa torpeur et pose le jour en espoir, vous enveloppe de son sommeil évanoui, ronronne au coin du café.

C’est ça mon nom

Si cette main caressante, exploratrice, poignante glisse. Aux mots de votre peau. En un indéfini interminable. Sans autre langage que le plaisir

C’est ça mon nom.

Et si le brin d’herbe, l’épervier, les gravillons, Et si l’âtre gorgé de feu, Et si la terre grasse à mes mains, Et si le lézard immobile, Et si le bourgeon, l’abeille, la limace vorace, Et si le souffle du sol, la fermeté du ciel,

C’est ça mon nom.

Alors je reste.

A la manière de Charles Brautigan

Où sera demain?

Le train a démarré de la gare Montparnasse. 7h09. Petit matin laborieux. Etudiants, employés, ouvriers, dans la brume de l’habitude. Elle l’a pris si souvent. 7h09. Souvent elle courait pour l’avoir juste à temps.

Elle courait. Aujourd’hui non.

Les images le long de la vitre du train, elle les connait si bien. Elle les a vues tant de fois. Elle les reconnait très précisément. Les forêts électriques, les boulevards déjà actifs, les gares de banlieue, les champs qui essaient de se frayer un passage. Le calme, mâtiné du stress habituel qui flotte dans le wagon. Et oui. Il y a peut-être une correspondance à ne pas rater, le bureau que l’on va retrouver, le café à ouvrir, le chantier à reprendre, etc. Chacun est attendu.

Elle sait exactement le bruit des freins à l’approche du premier arrêt. Les pas feutrés pour gagner la porte. Les inévitables voix trop haut perchées, les indiscrets aux conversations publiques, les endormis sous la capuche pour rattraper la nuit trop courte.

Rien n’a changé, pourtant rien n’est pareil dans cette immuable toile. C’est elle qui n’est pas la même. Une larme perle entre ses cils.

Elle regarde son sac un peu plus rond que d’habitude. La petite valise sagement posée sur la grille à bagages. Rien d’incongru en apparence.

Sol grillagé de rails. Treillis électrique. Rambouillet.

Déjà ! Elle n’a pas vu le temps filer. Cette conviction mêlée d’angoisse. Oui ou non. Encore cette balance. Elle redessine le paysage habituel par le regard de celle qui part et qui ne reviendra pas. Ça, elle le sait. Aucune ombre sur ce point. Le paysage a donc une couleur de fuite. C’est donc ça, ce mélange d’ombrage, de certitude, de regrets, de points d’interrogation, de bouffée de chaleur. Pas tout à fait des sables mouvants.

Mais il le faut partir. Cela lui paraît évident pendant quelques instants. Reste le prix à payer, qu’elle ne mesure pas. La douleur peut prendre tant de nuances, en soi, dans les regards des autres, dans le froid du lit, dans l’espace empli d’absences, de première fois, de gestes arrêtés. Elle ne sait pas. Pas encore.

Comment résonnera son corps sans ses mains ?

Quelle voix répondra au silence ?

Le rire sera-t-il encore un chemin ?

Ça y est. Elle a dépassé la gare habituelle. Elle ne descendra pas. Elle n’a pas décidé où elle descendra. Balancement hypnotique du train, les roues lancées dans leur course. Elle pourrait presque croire qu’il est encore là. Qu’il l’attend. Que le crépuscule n’a pas envahi l’aube. Que ce soir sera ensemble, encore.

Maintenant la toile du paysage est neuve à son regard. Autre. Totalement. Alors une vague noire l’envahit. Rien n’est plus réel. Rien ne reste. Elle sombre. Puis elle doute. Elle veut couper, amputer sa vie. Lui arracher les chants du bonheur. Poser, laisser, déposer, abandonner.

Mais sa voix résonne, en écho à celle de l’homme au fond du wagon. Son rire renait quand deux femmes s’esclaffent. Laisser derrière soi n’est donc pas possible ?

Et le paysage défile. Il relance les souvenirs. Aigus. Elle tremble. Fait non de la tête le regard fixe. Elle revoit son visage blanc sur le drap. Blanc immobile. Son absence, hors du jour, de sa voix, de son corps, de son souffle. Et alors du leur.

Elle ferme les yeux. Terminus. Elle va descendre. Poser son bagage sur le quai. Il se vide peu à peu. Laissant l’inconnu et la solitude. Elle marche quelques pas. Tente de raisonner le vertige des jours sans lui. Elle ne sait pas quoi faire.

Peut-être prendre le prochain train vers Paris.

Etre vivante

La tasse tremble légèrement. Sa main aussi. Café fumant. Odorant. Une chaleur qui irradie dans le corps depuis les doigts. Rien d’autre. L’aube qui blanchit. L’âtre qui bruisse. Le chat les yeux clos. L’air encore un peu engourdi de la nuit.

Elle est bien. Juste bien. Le sommeil s’enfuit peu à peu. Le silence est ouaté. Elle n’a envie de rien. Rien d’autre que cet espace clos de l’instant. La douceur du vide apparent. Elle regarde ce paysage où court le givre, reçoit le message de l’ombre fuyante d’un nuage , aperçoit un arbre qui s’est ployé depuis hier, frissonne avec les tuiles immuables.

Elle est bien. Juste bien.  Et se glisse un insidieux piquant :

– Tu devrais…

– Quoi ?

Elle se rebelle contre elle-même. S’agite dans son fauteuil pour faire taire cette voix intérieure. C’est bien d’être là non ?

Et la voix revient, sape, grignote la quiétude. Ouvrant la bataille du remords et du devoir. S’agiter, faire, agir sans cesse. Elle pose la tasse de café qui vibre. Le rien, ce rien doux et tranquille, se rebiffe, argumente, revendique. Être une parcelle de l’instant. Laisser glisser le flux intérieur. Raviver la veilleuse en soi, petite flèche sur le cadran, ce n’est pas rien justement. Ces voix en combat lui donnent le sentiment de voler quelque chose. Au temps. A soi. De brider un programme, de tromper quelqu’un ou quelque chose. Doit-on bouger pour exister ?

Elle tourne le regard vers la quiétude de l’étendue, paresseusement en éveil, où le blanc du froid ravive le vert acide de l’herbe. Mariage frileux, fragile, intime. Elle cueille cette naissance inflexible du jour, du souffle, vital, sans fards. Le soleil grimpe par-dessus le toit. Eclaire son visage d’une lueur encore timide.

Et dans cette demi pénombre elle attend. Elle ne sait pas bien quoi. Et c’est sans importance. Rien ne bouge hormis son souffle. Sa respiration tiède va et vient. Brise le silence. Rythme. Elle attend. Au passé ou au présent ? Les images l’envahissent. Voyage d’une demi torpeur. La chaude sensation d’être habitée d’ailleurs. Une sorte de confusion la gagne. Frontière entre réel et irréel.

Elle sourit. Que de méandres, de rappels à l’ordre, de déséquilibres, de volonté de contrôle… Au point de ne pas savourer pleinement cet élan du soleil matinal.

Elle sourit. Le froid du carrelage frémit sous ses pieds nus. Elle s’attarde à laisser chaque parcelle de peau se coller au sol, épouser les tomettes inégales, élimées. La fraîcheur la gagne, grignote cette raideur désagréable, rejoint son souffle. Sa main s’attarde sur son bras, son cou, caresse doucement son corps. Elle s’enlace toute seule en riant. Elle entend ce que la nature lui susurre… Tu es vivante, bien vivante. Et ce n’est pas rien.

Étreintes de feu

Tu es loin. Et le feu brûle… Vorace, appliqué… Devant cette obstination rougeoyante, je ne peux m’empêcher de penser à cette proximité-distance qui donne naissance aux flammes. Caressé par un souffle invisible, allumé d’une incroyable étincelle.

Tu es loin. Encore. Et l’écart entre les bois comme un mystère. Juste cet espace loin de l’autre pour brûler soi-même, se consumer tranquillement. Juste l’autre bûche, pas trop loin, juste assez proche pour irriguer de sa chaleur, le bois offert, les braises naissantes.

Tu es loin. Toi aussi. Et ces flammes sensuelles, épaisses, actives, nées de presque rien, de cet éclair incontrôlé, infime, fugace. Elles se glissent entre le bois, fissuré peu à peu. Le bois si solide. Mangé par le feu, magnifié, transformé. Alliage, mariage, complicité, combat … fascinant et troublant.

Tu es loin. Très loin. Et dans le silence du matin, seule la mélodie essoufflée de l’âtre emplit la pièce. Le jour n’est pas encore là, le nuit paresse. Chaque flamme présente et dansante, grignotant le bois offert, me parle. De cette longue distance, de cette absence infusée dans le quotidien, qui ronge et fissure nos liens. Insidieusement, méticuleusement. De ce silence sans étincelles. Qui me brûle.

Tu es loin. Et le feu, affaibli un instant, appelle mes gestes pour bouger une bûche, rassembler les braises, rapprocher les bois éloignés, changer les angles, orienter les parts offertes de chacune, pour brûler mieux… et encore. Gestes interdits avec toi, chacun de toi. Caresses, corps à corps, baiser, étreintes… Va-t-on en oublier jusqu’aux mots ?

Tu es loin. Et un bruit trouble le matin. Une bûche s’écroule. Plus de force. Mangée de chaleur. Elle est presque braise, devenant baiser, nourriture pour celle qui se tient encore fière. Elle lèche, ondoie, glisse, savoure… proche, avide. Brûler l’un près de l’autre. La vie en flamme s’enflamme. Tu, toi, vous, chacun, et les autres aussi… me manquent.

Ne pas laisser le feu s’éteindre !

Ajouré

          Bien sûr je sais que l’aube n’est pas à moi. Qu’elle s’ouvre sans moi. Que ce filtre ajouré des nuages cache le trésor du jour, le feu dosé de la vie. Bien sûr. Bien sûr. Et que je n’y suis pour rien, que ce n’est pas pour moi plus que pour les autres. Pourtant dans le matin encore rêveur, c’est comme un regard personnel. « Vous avez un message ! » Ah oui ? Je souris. C’est puéril, enfantin. Comme un conte qui commence sans héros, juste avec le souffle du magicien. Et pourtant…
          Quand la lueur nait derrière l’ombre de la nuit, étrange mariage de l’horizon et des arbres, je frémis. La lune n’est pas encore partie, elle accueille cette première lueur avec quelques étoiles. Elles aiment taquiner le jour. Une espèce de conciliabule intime. Que je partage. Il n’y a pas de mots, juste ce frémissement intérieur que mon souffle attentif relaie.           Je suis tellement profondément vivante en cet instant où rien ne bouge, hormis cette lueur qui accompagne l’éloignement de la pénombre. Comme une renaissance minérale. Mon corps comme médiateur d’une énergie puissante. Lumineuse, victorieuse, à la fois millénaire et inédite.
         Je ne suis pas sûre d’avoir jamais perçu cette présence vitale de manière aussi puissante, aussi intime, aussi spirituelle. Spirituelle ? Cet élan qui m’habite, me nourrit et me dépasse dans le même temps. Oui. L’aube me fait naître neuve, le jour approche, j’emboite son pas.

Je crois que…

Je crois qu’il faut que je me réveille. Que je cherche.
Même les mauvaises herbes poussent de travers. La pollution leur manque.
Elles étouffent.
Les fleurs sont suspectes. De couleurs vives, de souplesse au vent.
C’est interdit.
Même le silence est frauduleux.
Volé à l’absence, tranché, arraché de nos bouches, de nos souffles.
Même les regards se sont enfuis. Traqués par la peur.
Réfugiés, cachés, braqués sur nos pas.

Il faut que j’explore. Que je pousse le murs.
Même l’air est grillagé. Il ne sort que sur autorisation.
Distillé avec parcimonie à ceux qui obéissent.
Les gestes sont muselés. Jetés aux oubliettes.
Ils sont en rééducation. Sociale.
Même les corps sont ralentis. Comme en suspensions.
Outil innocent du massacre.

Il faut que je parle. Que je crie.
Les saveurs sont en règle. En uniforme gris. Cadrées, en rang.
Même les mots sont devenus virtuels, volants, s’épuisant en rumeurs en sourdine.
Comme la musique. Comme ce chant plaintif que personne n’entend.

Mais je ne peux rien.
Je m’étouffe.
Je hurle le silence.
Je m’épuise contre ces murs si durs, si obéissants.
Ces murs de prisons.
Ces grillages installés.

Il faut que je regarde. Que j’écoute.
On a écrit sur un mur.
On a chanté dans la rue.
On a senti une joie
On a osé acheter du champagne.
On a écrit une lettre.
On a joué, oui joué, et ri !

Ce n’est pas encore un nous. C’est un on.
Ce n’est pas encore un nœud. Ni tout à fait une attache. C’est un essai.

Le on se révolte dans les profondeurs du manque.
Le on ravive les envies.
Le on s’obstine…

Je vais marcher, hors de la prison.
Hors du sage. Hors des absences.

Il faut recommencer. Absolument. Nouer. Renouer.
Réapprendre les nœuds, les attaches.
Nos corps qui se touchent et s’embrassent.
Nos souffles qui se mêlent.
Nous.

Regards

Marche dérogatoire
Pas solitaires
Les regards encagés
fuient la rencontre
Regards pestiférés ?
accrochés aux corps désabusés et inquiets

Vide des regards,
Absence de vous
De vous à moi
De moi à vous

Vos regards me manquent
Ces fils aériens tisseurs de liens
en humanité
en cet instant si fractionné si impalpable

Je cherche et cueille cette
petite musique fraternelle de vos regards
pétillante derrière
Les masques
Les gestes barrières
Les appels à la guerre

Envie d’être frères
et solidaires envers et contre tout
à défendre en urgence !

Par vos regards ouverts et  volontaires !

Voyage

Ce mot ouvre en moi un frisson. Étrange mélange intérieur d’interdit, de douceur, d’envie et de musique.
Le voyage comme un appel. Oui un appel à un pas de côté, un regard neuf, à ouvrir une part d’inconnu, cueillir une incertitude. Sans forcément ni train, ni avion. C’est un instant ouvert. J’y entre. Je l’explore, je le reçois. Je pars, je bouge. Je quitte, je reviens. Permanent déséquilibre du temps.
Le voyage comme une voix, échappée en musique. Les notes résonnent en mon corps, ouvrent des nuances, des rencontres, des émotions, soulèvent vagues, remous, douceur, bien-être et bien plus encore. C’est un paysage sonore où les sons prennent couleurs et m’entraînent en des méandres inédits. Émotions encore pour dire l’indicible, le non-dit. Une voix, que dis-je, des voix. La tienne, toi que je rencontre, que je découvre, la leur, eux qui croisent mon chemin, mes explorations, la vôtre, amis, familles, proches que j’accueille, sans lassitude ni habitudes. Sonorité incessante de l’espace.
Le voyage comme une voie. Une intuition de ne jamais rester sur l’acquis, l’assis, le bétonné. Toujours partir un peu plus loin pour bâtir. Poser le pas suivant comme un départ. Ni fuite, ni désordre, ni angoisse, juste un pas de côté décalé, permissif, inventif. Une voie ? Mais il n’y en a pas qu’une… et heureusement ! Car chaque voie est une et unique à l’heure où on l’explore, la déflore, la goûte et l’écoute. Humble discrétion de l’inédit.
Quand on n’y prend garde, le voyage peut être agression. De voyageur on devient voyeur, dans le geste, la parole ou le regard. Voyager, se nourrir, engranger, cueillir, rencontrer peut se transformer en voracité, en rapt, en viol, en prise d’otage du lieu, de l’instant, de celui qu’alors je ne respecte plus. Je ne suis plus veilleur du meilleur et de l’inattendu, encore moins d’un élan. Je vole, j’abîme comme un voyageur rageur et ravageur. Férocité de l’égoïsme.
Il n’y a d’âge pour le voyage. Il prend la figure du nôtre, reflète nos impatiences, comme nos timidités. Tente de répondre à nos attentes, d’apaiser nos urgences. Faut-il beaucoup de kilomètres pour voir ce qui vit là-bas, loin, derrière les monts et les mers ? Ou plus simplement, aller au-devant de ce qui vient sans prévision ? J’ai voyagé je crois, de milles manières, de milles couleurs, de milles instants, sans toujours le savoir. Le temps m’a appris. Nous sommes en voyage, toujours, aujourd’hui et rien ne peut ternir la richesse de ce présent.