J’étais pourtant sûr de l’avoir remis à sa place. Dans le tiroir du secrétaire en marqueterie. Celui qui ne s’ouvre qu’avec le levier caché. Ce petit carnet souvenir de mon père dont je ne veux à aucun prix me séparer. Hier soir, il n’y était pas. Où l’ai-je donc mis ?
J’ai cherché dans la chambre. Rien. Dans le bureau du salon, dans le fatras de la table de salle à manger. Toujours rien. Cela m’a énervé.
Ce matin, je souris de mon agacement de la soirée. Je me rappelle que ma mère disait toujours quand j’étais enfant : « Mon fils, quand on a perdu quelque chose, il faut toujours chercher dans l’endroit le plus improbable. » Le frigo alors ? Les toilettes ? Ou dans le bureau d’Anne, où je ne me permets pas de mettre les pieds. Je verrai dans la journée. Pour l’heure, je termine ma tasse de café. La troisième. Rituel immuable de début de journée. Indispensable surtout.
La maison est silencieuse comme encore endormie. Le ronronnement de la ventilation m’apparait tout d’un coup très fort. L’odeur des cendres du foyer prégnante. La chaise fort bruyante quand je me lève.
9h. J’enfile mes bottes et mon manteau. Direction le jardin. L’automne est là, escorté des brumes pluvieuses, du craquement des feuilles tordues, de la respiration de la terre nue. La vue est dégagée au travers des troncs et des branches. Je vois plus loin, un inconnu de campagne. J’entame ma marche habituelle le long des bosquets et des parterres. Jusqu’au potager. Les mains derrière le dos, dans une connexion à la nature offerte, aux arbres dénudés, aux fleurs qui peinent, au potager qui attend son paillage d’hiver.
Pas d’actions. Pas de gestes. Juste des regards, des effleurements, des caresses d’odeurs. Regarder la plante qui persiste obstinément, celle qui a lâché prise, le poirier fatigué, les poireaux qui restent et qu’il faudrait manger. Lieu d’évasion et d’ancrage à la fois. La terre. Je la marche. Je la soigne. Je la travaille. Je la bouscule aussi. En retour, elle me nourrit.
Mon père, au retour du travail, faisait toujours le tour de son jardin, en short, mains dans le dos. Et cela m’avait toujours fait rire. Je réalise ce matin. Comme un flash. Moi aussi. A nouveau, je souris.
Quelques gouttes. La pluie est là. Encore une bonne excuse pour ne pas s’y mettre. Ni sortir les outils. Et laisser cette nature en cocon. Je rentre, hésitant. Je laisse mes bottes et mon manteau. Monte dans mon bureau. Ma caverne de livres. Fauteuil en cuir défoncé. Table emplie à déborder de notes, feuilles, journaux, lettres. Je m’assieds. Prends un livre. Rien. Pas d’envies. Je le pose. Je me lève. Range deux volumes égarés dans les rayonnages.
Quelques pas indécis.
Puis j’entreprends de trier un peu les papiers épars de la table. Empiler les factures, notes inutilisées, rapports à parcourir. Je trie, pose, repose, déplace, jette, lit des bribes, reprends ce que j’ai jeté, pour ne rien perdre puis le remets dans la poubelle. Tri brouillon, sans but véritable. J’erre. Oui, c’est cela. J’erre comme le vent d’automne.
En bas, la sonnerie du téléphone brise l’errance. Dix sonneries. C’est ce qu’a voulu Anne pour avoir le temps de venir de tous les endroits de la maison. Je ne réponds pas. Je ne réponds plus. Je ne veux pas répondre. Et je n’irai pas voir qui a appelé.
Quand je redescends au salon, j’hésite. Ai-je le temps de faire une flambée ? Sans doute pas. C’est ma question quotidienne. Comme pour le déjeuner qui se termine avec des conserves. Depuis dix jours que je rumine, guette, hésite, oublie, ressuscite sans fin. Marche d’une pièce à l’autre dans cette maison. Je ne me connais pas. Je m’évite. Je me noie. J’ai peur peut-être. Ou plutôt, je ne sais que trop.
Je sursaute. Le facteur a sonné. C’est très inhabituel. C’est une lettre d’Anne. Il a reconnu l’écriture. Me la tend d’un air complice et avide. Merci. Au revoir. Je l’ai déçu. Je le sais. Et cela ne me ressemble pas. Je la pose sans l’ouvrir dans la cuisine.
Les lettres d’Anne. Traits d’union à la fois éphémères et durables. Ce sont peut-être ses mots qui m’ont séduit avant elle. Cette écriture fine, ouvragée, précise dans le tracé comme dans le sens. Épistolaire bavarde de tout ce qu’elle s’interdisait de dire en face à face. J’ai vécu ses écrits comme une savoureuse alchimie du regard, des mains, du papier, mêlés au lieu. Perles de notre histoire heureuse depuis 30 ans. Savoureux, oui … ou pas. Cette façon de redessiner par les mots le réel à sa façon, m’a aussi heurté par son côté figé et définitif en quelque sorte. Me bloquant dans le silence. J’aurais pu, bien sûr, prendre aussi stylo et papier pour débattre ou réfuter. Mais j’ai besoin de toucher, d’étreindre, d’envelopper du regard, de faire résonner la voix, de croiser les mots et les corps pour cela. Écrire une lettre m’étouffe. Me réduit au silence. Et Anne n’a jamais compris. Trace de nos différences.
A chaque fois que nous avons eu des différends importants, elle tentait de résoudre tensions et questions, par de longues explications écrites. Moi, j’avais déjà pris le large. Je venais me réfugier dans cette maison, à Fontaines la bien nommée, près de Saint Fargeau. Maison que nous avons acheté avec Anne il y a plus de 20 ans. Lieu de repli, de régression, d’apaisement, de recul. Lieu de vacances.
Et ce qui nous a opposé la semaine dernière n’échappe pas à la règle. Sauf que c’est d’une autre nature. Mon corps tremble encore des mots, des cris, de l’absence de gestes. Comme une stupéfaction de l’instant. Tous freins serrés. Le visage d’Anne meurtri. Moi, raide de douleur. Tout cela résonne. Me laisse à demi vivant. Comme amputé. Enfermé entre ces murs. Entre réel et absence. Et je ne sais que faire de cela. La lettre d’Anne attend encore. Je ne l’ai pas ouverte. Elle me fait peur.
L’église a sonné 18h. Les vêpres. Déjà. Est-ce encore un nouveau jour qui a couru sans que je n’en voie rien ? Comment faire taire le poids de ce silence, dénouer les questions, trouver une issue ? Je décide de faire une flambée. Je serai là encore ce soir. Pourquoi s’en priver ? Dehors les bûches sont alignées sagement sous l’appentis. Leur force tranquille égratigne mes mains. Elles s’offrent. Leur crépitement dans l’âtre adoucit la tension. Redonne un semblant de vie.
Je n’ai toujours pas trouvé le petit carnet que je cherche. Je crains après toutes ces recherches qu’il ne reste que le bureau d’Anne où il pourrait être. C’est un recueil de poèmes très personnel de mon père. Creuset de ses intimités, de ses élans. Dont je n’avais rien décelé sa vie durant. Même ma mère ne l’a jamais lu. Il me l’a remis dans ses derniers jours. J’aime tellement celui daté du jour de ma naissance…
Tu es ma petite main
aux poings fermés
Le matin du jour
où je suis né de toi…
Douceur, caresse de sentir cet amour naissant, puissant. J’aurais aimé écrire des mots semblables à la naissance de notre fils, à Anne et moi, il y a 27 ans. Cette trace de la tendresse immédiate et pleine, qui m’a envahi devant ce petit, né de nous. Ils auraient pu peut-être adoucir nos liens difficiles, où l’incompréhension domine.
Au creux du fauteuil, je goûte les flammes. Écriture flamboyante d’une force silencieuse. Fascination de la danse fauve qui lèche le bois. Je me sens si petit, si éteint, si impuissant. Cette cavalcade des braises m’emplit. Nous nous sommes si souvent assis ensemble ici avec Anne. Savourant en silence cette merveille. Lisant, bercés par la douce chaleur. Serait-ce fini ? C’est devant un feu semblable que nos vies ont pris un tournant plus intime. Soirée culturelle à l’Abbaye de Corbigny. Nous nous fréquentions depuis quelques temps déjà. Timidement. Un peu frileusement. Devant cette vigueur d’un âtre immense, d’un autre âge, nos regards ont parlé pour nous. Rester ensemble. Longtemps. Ne pas laisser cette chaleur s’éteindre entre nous. Et jusque-là, il me semblait que nous avions réussi.
La nuit s’étale. Noie les arbres. Enveloppe la maison. Le soir me donne souvent des impressions de fin du monde. Comme si j’étais le dernier en vie… Et ce soir en particulier. La sonnerie du téléphone me fait sursauter. Dix sonneries. Très exactement. Elle s’obstine quelques minutes après. Et encore une troisième fois. Je ne veux surtout pas répondre.
Je laisse la nuit s’épuiser. Je dors par épisodes au salon. Mal évidemment. Mon sommeil depuis mon arrivée, est émaillé de trous noirs, de rêves noirs, d’attentes noires. Je préfère le coin de l’âtre et sa lueur douce pour les éloigner. Au petit matin, c’est l’angelus qui me réveille. Je titube vers la cuisine et le café.
La lettre d’Anne sur la table m’aiguillonne directement. Je vais devoir l’ouvrir. Même si je le redoute. Allons. Un café bien serré d’abord. Non trois ! Un café et la lettre à la main, je retourne au salon. Je ravive le feu. Et me décide à ouvrir la lettre. Mes mains tremblent.
Mon chéri… c’est comme un coup. Comment peut-elle dire cela encore ?
Comme les nuits sont longues, large le lit, froides… Oui. Je sais. Même si je suis mal, j’ai fini par dormir au salon. Le lit est trop vide, nos désirs me manquent, même si je peine à le dire.
Je regrette toujours loin de toi mon exigence… Sans doute. Cela me parait trop peu. Et trop tard surtout.
Je suis consciente que pour une vie commune assez forte, il ne faille pas trop se dire de choses… Trop. Évidemment trop. Mais cela a été dit. Sans retour en arrière possible.
Mais n’est-ce pas nécessaire de remettre les choses au point de temps en temps, une relation a besoin quand même de se solidifier, de se rajeunir… ma vue se brouille. Les larmes coulent. Je ne peux arriver à connecter ces mots, somme toute presqu’anodins, avec ce qui a traversé notre couple il y a dix jours. Cet effondrement. Qui abime, détruit.
Je me lève. Je respire. Je vais me rechercher un café.
Et comment ? Si ce n’est avec des mots, des questions, des regrets peut-être, mais aussi des espoirs. Ça vit une relation et il faut que ça s’exprime. Sinon cela ne risque-t-il pas de se tarir ? … Se tarir ! Ou se vider ? Elle était encore bien vive la source entre nous avant ces mots. Je suis comme devant un désert. Sans doute, des broussailles plus exactement.
9h. J’enfile mes bottes et mon manteau. Direction le jardin. J’ai besoin de la nature pour éclaircir mes labyrinthes. Piétiner le sol, respirer les parfums, ralentir. Juste cela. Accepter de ne pas tout rejeter en bloc au nom de… de quoi en fait ? Mon orgueil ? Ma fierté ? Ma peur ? Ma blessure ?
Nos corps aussi ont besoin de s’exprimer, je crois… là s’en est trop. Ma colère remonte. S’exprimer au point que celui que je nomme mon fils soit le fruit d’une nuit dérivée avec un autre ? C’est bien ce que j’ai entendu de la bouche d’Anne l’autre jour. J’ai réagi avec violence. Envahi par un sentiment féroce. Celui d’avoir vécu 30 ans de mensonges. D’évitement. Je me sens sali. Abîmé. Nié en quelque sorte. Le sol s’est dérobé sous mes pieds, sous mon corps, mon cœur. Tout. Me submergent nos audaces, nos caresses, nos désirs, nos rires, nos repos, une succession d’impostures alors ?
Selon Anne, c’est une échappée maladroite. Peut-être. Vite oubliée. Je ne sais. Cachée depuis si longtemps. C’est un fait. Et c’est trop.
Dans le bureaud’Anne les volets fermés donnent une pénombre douce. En temps normal, je mets un point d’honneur à ne pas y pénétrer sans son aval. Mais je veux absolument retrouver ce recueil de mon père avant de partir. Le secrétaire est ouvert. Les casiers sont remplis. Anne aime autant conserver les lettres que les écrire. Je ne vais pas bien loin. Le petit cahier est là. Posé. Ouvert. Prêt à être lu encore. Et sur la feuille juste à côté, Anne a recopié un poème. Justement celui que j’aime. J’en frémis. J’arrache le recueil du meuble. Je claque la porte.
Je me suis arrêté pour prendre un café. Encore un. Dans cette aire d’autoroute près d’Auxerre. L’air est saturé de bruits. C’est un choc après ces dix jours en solitaire. Sur la table près de moi, mon livre du moment. L’identité de Milan Kundera. La lettre d’Anne comme marque page. Mon portable vibre. Anne. Je lui dis que je serai là avant 20h.
Sur la table, dans le café, un livre reste. Une lettre en dépasse.