Verrou rouillé

Comme un verrou qui s’ouvre.
Un verrou fermé depuis longtemps.
Un claquement puis un grincement et il se lève.
La porte verrouillée s’entrouvre doucement, très doucement.

Frissons de ces mains levées, paumes ouvertes. L’énergie immobile montant de la terre se faufile au creux des corps. Mes yeux fermés goûtent ce regard intérieur, dessinent mes membres, accueillent mes gestes. Et nous sommes là, bien là, mon corps et moi.

Lâcher le geste en mesure, sans mesures. Relier, délier chemin faisant, marcher comme une vague, une houle, lâcher, encore lâcher, pour arrêter de s’interdire.

Réveiller le rythme endormi, l’écouter, le traduire dans ma langue, celle de mes doigts, de mes bras, de ma peau, de toutes ces parcelles de moi sous cape au quotidien.

Quitter cette obscure exigence du résultat, de la performance mesurée à celle des autres. Offrir plutôt. A soi et aux autres, cette symphonie de gestes donnés, inventés.

Et alors ils osent rire. Les hanches sont le balancier du métronome, ce battement du corps à corps, et les mains flottent, les pieds glissent et le buste ploie.

Relâcher encore pour arriver à la rigueur du geste arrêté. Entrer dans le rythme déployé et laisser parler, le plaisir du corps qui raconte.

Palazzo Nani

Palazzo Nani

L’air est lourd ce matin. Mon sac de courses me tord un peu le bras. Il reste encore les quatre étages à monter. Et cela, je le redoute à chaque fois. L’ombre près de l’entrée de l’immeuble me soulage un instant. Je relève la tête, hausse le regard, pas question de donner à voir ma fatigue. Je viens de croiser à l’instant une touriste, appareil de photo au poing. Que fait-elle dans ce quartier aux immeubles communs, aux pauvres cours sans charme. Je me le demande.

Moi-même, si je retrouve chez moi des souvenirs rassurants, je suis sans cesse à chercher mes repères perdus, à lire le contraste dans les yeux de mes voisins, à être incapable de tisser des liens avec eux. Pourtant mon immense solitude me pèse.

Ils m’appellent « La Nobile », sans trop connaître mon histoire. Sans doute mon chignon impeccable dont aucune mèche ne s’échappe, mes tailleurs stricts d’un autre temps, les accessoires et maquillage que je porte quelque soit l’heure ou les circonstances, mon pas alerte, digne, sans faille et mon regard haut même si je suis menue et fine, creusent l’écart et tiennent à distance. Et la distance stimule l’imagination, les rumeurs, les chuchotements sans fondements. Je le sais, mais qui puis-je ? S’ils savaient, ce serait encore pire peut-être !

Je suis née en 1946,  il y a 73 ans dans le palazzo Nani qui fait face au parc Sarvognan. Il borde le fondamenta di Cannareggio. Opulent édifice aux fenêtres hautes et sculptées, aux balcons de pierre, à la façade d’un blond-gris reposant et doux. Encore aujourd’hui sa noblesse faite de simplicité et d’équilibre est une référence dans les alentours. J’ai couru dans ses couloirs aux parquets cirés craquant sous mes pieds menus, j’ai ri en m’enroulant dans les lourds rideaux de brocart malgré les affectueuses gronderies de ma nourrice. De mes nourrices devrais-je dire, tant elles se sont succédées à mes côtés.

Ma mère est morte à ma naissance et mon père travaille sans relâche pour maintenir à flot l’usine familiale de Murano, malmenée par les années de guerre et de dictature. Je le vois peu, il s’intéresse peu à l’enfant que je suis. Si au moins j’étais un garçon, ce ne serait pas pareil.  Mais je suis une fille, choyée, gâtée, grandissant dans un palais aux escaliers de pierre sculptée, aux lustres et tapis de prix, avec précepteur, nourrices, maître d’hôtel, argenterie à tous les repas. Un quotidien hors du monde. Une prison dorée.

Mon premier choc est l’école. Le pensionnat devrai-je dire. J’ai 11 ans et je quitte mon univers bien connu pour une vie de groupe, de filles dont je ne sais rien, de règles et de promiscuité. Je regarde les sœurs engoncées dans leurs cornettes comme des êtres venant d’ailleurs. J’ai perdu le rire. Ma bouche se ferme. Mon père m’a à peine dit au revoir. Il m’a glissé un rapide baiser froid sur le front. Un soupir aux lèvres. Un chuchotement à l’oreille : « Tu lui ressembles tant » et il a disparu. Et il me manque car rien ici ne me plaît. Et personne d’autre que lui ne m’attend.

Au pensionnat, les filles me font peur. Je ne comprends pas leur codes, encore moins de quoi elles parlent. Les quelques privilèges que l’argent de mon père me procure, les rendent jalouses. Je suis l’objet de moqueries dès que professeurs et religieuses ont le dos tourné. Alors je me renferme, je ne veux pas montrer mon désarroi, mes pleurs, mon désespoir. Mon seul oxygène ? Les quelques vacances que je passe au palais. Et malgré l’absence de mon père, le silence de la maison, retrouver ce lieu, respirer Venise, m’apaise.

Evidemment mon père s’est remarié. Sans me prévenir. Et mon deuxième choc a été de me retrouver face à une belle-mère, jeune, belle, tolérant ma présence du bout de lèvres. La rupture avec mon père est consommée, je n’ai plus personne à aimer, alors même, que je ne sais pas réellement ce qu’est l’amour.

La bibliothèque du couvent m’a sauvé, avec la complicité de la sœur responsable, fermant les yeux, pour moi, sur les horaires et les règles du lieu. Je me suis réfugiée au milieu des livres, des heures durant. J’ai dévoré sans explications tout ce qui me passait entre les mains, j’ai englouti littéralement, romans, livres d’art, images d’ailleurs. Montagnes, campagnes, peintures, sculptures, histoire, anatomie, sciences… Je ne me suis rien interdit et personne d’autre ne l’a fait.

Je me suis dit que la vie ce n’est que cela sans doute, lire, découvrir, dessiner, imaginer puisque personne ne semble réaliser que moi aussi, j’ai une voix, des mots, des envies, des émotions. Rien, je ne suis rien pour personne. Je me suis donc raidie un peu plus. Cercle fermé entre moi et moi.

Au sortir du pensionnat à 18 ans, mon père n’a eu qu’une obsession. Me marier à celui qui pourrait le seconder puis lui succéder à l’usine. S’enchaînent fêtes et dîners en bonne société et de bonne compagnie. Rien qui entame ma solitude. Mais je ne suis plus une enfant et je réussis à m’échapper de temps à autre pour arpenter ma ville dont j’aime l’inconstance, la douceur, la fluidité.

Cette usine dont je suis exclue, cristallise tous les pensées de mon père, et conditionne tous ses projets. Elle m’intrigue. Un après midi, je réussis à prendre le bateau pour Murano, seule. Bien décidée à découvrir… je ne sais quoi en fait. Sans doute ce que mon père refuse de me transmettre, puisque je suis une fille. Nouveau choc, le quartier, pauvre, est habité par des familles aux visages durcis, aux enfants dépenaillés dans la rue. Mon pas, ralenti, ma silhouette élégante, complètement décalée, provoque, attire l’attention, on me regarde passer sans un mot, dans un silence opaque. Puis quelques femmes se risquent à cracher vers moi, violemment.

Et je prends peur, je repars en courant, poursuivie par quelques enfants enhardis. Le jeune homme du bateau m’a gardé près de lui le temps de l’attente. Perdue, en pleurs, une question danse dans ma tête : mais pourquoi, pourquoi, qu’ai-je donc fait pour cela ?

J’ai fini par céder à mon père. Sans véritable appui, que pouvais-je faire ? Le mariage a été… comment dire ? Un mariage comme tous ceux où l’on n’a que l’intérêt en commun. Ma liberté, je l’ai gagnée avec la vie culturelle de Venise, où la jeune femme en vue que je suis se doit de paraître.

J’ai rencontré Maria Lucia un jour de cocktail. Au bras de mon mari, je viens au vernissage de son exposition. Dès l’entrée, je me fonds dans sa peinture, comme un écho parfait à moi-même. Et aimer sa peinture, c’est forcément aimer Maria Lucia. Je n’y ai pas résisté. Le choc a été qu’elle m’aime en retour. Une amie. Je ne sais pas ce que c’est. Grâce à elle, à son amitié, mon prénom, Julietta, a pris vie, je sors enfin du cercle de moi à moi.

Au palais, mon salon impeccablement tenu et ma table réputée ont rassemblé artistes et écrivains. Mes longues heures de bibliothèque, mâtinée de bonne éducation ont fait merveille. Mon plaisir grandissant à chaque fois. Ma beauté est née dans le regard de mes hôtes, dans l’intérêt des conversations, dans la beauté de leurs œuvres. Et mes grossesses inachevées sont passées comme des points de suspension.

Mais un jour la révolte gronde à l’usine. Mon mari est incapable de gérer. Le mot faillite résonne dans nos murs. Un matin je découvre la fuite de mon mari, les derniers domestiques sur le départ, les ouvriers en colère. Je suis perdue. Alors honteuse de tout cela, honteuse de la faillite, honteuse de tout cet argent mal gagné et mal perdu, honteuse de cette vie où je suis restée spectatrice, je décide de fuir aussi. Je fais deux valises, emportant des habits, des souvenirs et mes bijoux. Je prends tout l’argent qu’il me reste. Et je pars sans laisser de traces.

Mon petit appartement près de l’église de la Madonna del Orto, est celui de Coletta Verdita. Julietta Nani est morte on ne sait où dans les brumes des fortunes malvenues. Je n’ai trouvé que ce moyen pour survivre à tout cela. Me tenir droite, digne et me taire, je n’ai appris que cela. J’ai vu dans le journal que Maria Lucia est partie à New York couronnée de succès. Elle est la seule qui me manque. Ma précieuse amie.