« La porte était rose. Je suis sûre que la porte était rose. »
La voix aigüe de Jeanne me réveille. Elle s’agite dans son sommeil, lance bras et jambes fébrilement dans le vague, la couverture la découvre, et le froid la réveille.
« Pourquoi me regardes-tu, Antoine, lance-t-elle, agressive. »
« Pour rien, tu criais, tu m’as réveillé. » Et sans attendre, je me retourne pour me rendormir.
Sa main timide vient me chercher. Et d’une voix adoucie, Jeanne questionne : « et tu as compris ce que je disais ? » Je grogne : « Comme d’habitude, la porte rose. Et maintenant laisse-moi dormir »
J’entends son murmure : « Encore ! mais pourquoi ?». Puis je l’abandonne sombrant dans un nouveau sommeil.
Quand je me lève le lendemain, Jeanne est déjà partie. Coutumière de l’aube, nous prenons rarement notre petit déjeuner ensemble. Peu m’importe, cela me laisse en intimité avec mon journal, ma radio, mes toasts et mon café et cela me va bien. Je cherche toujours le matin, à effacer ces angoisses nocturnes qui brouillent nos sommeils à tous les deux. Depuis des mois, Jeanne rêve tout le temps de cette porte rose. Porte qu’elle cherche au fil de rêves tous plus improbables les uns que les autres. Et si au départ j’ai manifesté quelques sollicitudes pour l’aider à percer ce brouillard, la récurrence de ces rêves, comme leurs incohérences m’ont lassé. Qu’elle se débrouille.
Je me suis levée comme d’habitude sans réveiller Antoine dans une aube encore presque noire. Ces rêves me transpercent. Je ne les comprends pas, je les redoute, je les subis. Mais pourquoi, pourquoi ? Quand je ne suis pas dans un labyrinthe aux détours et couloirs aussi inconnus qu’innombrables, je tombe de falaises, je creuse des chemins, explorent des grottes, parcours des routes sans fin, me perds dans des demeures immenses, que sais-je encore. Et toujours sombres, noires ou grises. Aucune lueur, peu de lumière, une opacité pesante dont je transpire et tremble au réveil. Et je questionne lieux et gens pour trouver cette porte. Quelle porte ? je n’en sais rien.
Il me faut bien la longueur paresseuse du lever du soleil pour me retrouver moi-même, apaiser ces lourdeurs nocturnes et nourrir la journée qui vient d’un peu de légèreté et d’envie. Je suis enseignante. J’ai bâti mon parcours, puis mes cours avec l’obstination d’une fourmi. Travail et rigueur pour béquilles. Rien au hasard, pour réussir ce que ma mère me prédisait comme impossible : sortir de notre milieu agricole pauvre et inculte, qui plus est pour enseigner ! Un choix objet de revanche et réponse au défi ? Peut-être. Mais j’aime enseigner. Cela me suffit.
Au début de cette série de rêves, Antoine était un peu attentif, essayait de me questionner, de m’aider à trouver… mais mon angoisse me rendait désagréable, l’agacement de ne pas comprendre se reportait sur lui. Alors de guerre lasse, il me laisse m’en dépêtrer.
Je sais qu’Antoine pense que je me pose trop de question, que je n’arrive pas à me laisser aller, que je veux tout contrôler. Mais comment faire autrement quand la petite voix implacable et froide au fond de moi répète sans cesse « ne le fais pas, tu n’y arriveras pas… »
Je n’ai jamais connu les parents de Jeanne, ni le lieu où elle a grandi. Elle n’a jamais souhaité y aller, n’ayant plus de relations avec son père, seul survivant de ses parents, ni avec ses deux frères aînés. Y avait-il là-bas une porte rose dont je ne connais pas l’existence ? Trop facile, ce serait vraiment trop facile…
Je ne connais même pas la raison de tout ce froid familial. J’ai bien essayé de la questionner sur son enfance et sa famille mais ses réponses laconiques auraient découragé le plus obstiné des questionneurs. J’ai arrêté, j’ai voulu respecter son silence et ses souvenirs. Après tout il y a aussi en moi des portes closes que je ne lui ai pas ouvertes. Et nous nous portons bien, tenant chacun nos silences, pour mieux partager d’autres mots depuis presque 20 ans. Je fais l’indifférent mais ces rêves me poursuivent aussi. Qu’arrive-t-il à Jeanne pour crier si fort depuis le fond de son sommeil ?
Quand je rentre ce soir, la maison est éteinte. Pas de traces de Jeanne qui devrait être rentrée bien avant moi. Pourtant son sac est dans l’entrée, son manteau accroché… mais de Jeanne pas de traces. Je regarde, cherche, appelle… rien ni personne. L’inquiétude commence à me gagner. Où est-elle ? Que lui est-il arrivé ? Un peu fébrile je m’approche du téléphone, le saisit, puis le repose… enfin elle est peut-être juste chez la voisine. Puis je le reprends… le repose. Je jette un œil chez les voisins mais tout est éteint. Et dans le jardin ? La petite porte de la cabane à outils bat au vent… Tiens j’aurais oublié de la fermer hier ?
J’ai l’impression d’être assise dans cette cabane depuis des heures. Les feuillets sur mes genoux s’agitent dans le petit vent qui passe. Et je suis incapable de faire un mouvement. Le soir est tombé et je ne peux plus lire. Mais y en a-t-il encore besoin ? J’entends au loin la porte de la cuisine s’ouvrir et se claquer. Antoine ! Oui Antoine… bien sûr. Quand il arrive, son air navré, inquiet voire un peu affolé de me découvrir assise sur la terre battue de notre cabane a outils m’ému. Visiblement la situation le dépasse et il en reste muet. Doucement il ramasse les feuillets, cueille ma main, me prend dans ses bras et murmure juste : « Jeanne, ma Jeanne, que se passe-t-il ? ». Je ne peux rien faire d’autre que lui prendre la main pour retourner vers la maison. Et là je lui tends les feuillets… « Lis »
Une photo s’échappe. Une petite maison d’ouvrier, aux volets et porte rose. Un rose un peu écaillé, usé, fané. Antoine se met à lire tout haut d’une voix contenue…
« Ma fille, les années passent, et je me dois de te raconter un secret. Nous avons cru bien faire mais je crains que le silence, même pour bien faire, ne sert à rien. En tout cas, pour moi c’est devenu trop difficile. Il y a eu ce silence, puis tant d’autres. Peut-être que c’est à cause d’eux qu’aujourd’hui je vieillis si loin de toi. … »
Antoine s’est tu, ses lèvres articulant sans bruit cette lettre de mon père. Il essaye d’intégrer ce qui m’assomme depuis tout à l’heure. Ma mère n’est pas ma mère. Je suis née d’une autre, ailleurs, et à sa mort, la femme de mon père s’est chargée de cette mini petite fille de 2 ans. Parce que mon père est bien mon père. Mais je suis le fruit d’un amour d’â côté ! A côté de son mariage, à côté de sa femme, à part de mes frères déjà nés.
Et la porte rose ouvre le lieu de mes premiers mois d’amour dont je ne savais rien.