Celui qui porte mon nom

Je ne peux voyager sans garder cette espèce de rigueur des objets qui me sauve. Sans reproduire ces espaces sans lesquels, chez moi, je me sens perdu. Autels à la dévotion de mes fétiches ou de mes béquilles peut-être. Aussi, je voyage peu ou pas pour préserver ce cocon frileux. Pas d’échappatoires, encore moins de questions frauduleuses. Le rythme inscrit dans le marbre de mes rituels personnels est ma bouée, ma survie.

Alors, être ici à Rome, dans ce petit deux-pièces vieillot, pour moi, c’est un peu flotter dans l’espace. Une espèce de déplacement lunaire. Marqué de cette angoisse viscérale de ne pas contrôler, cadrer, maîtriser ni le temps, ni l’espace et encore moins mes émotions.

Je n’ai jamais voulu chercher ce qui me gardait enfermé de cette manière. Jamais voulu élucider le silence de ma mère, son regard troublé sur son passé, ces photos disparues du guéridon du salon, cette curieuse absence d’elle-même dans la mélancolie. Elle est partie, emportant avec elle son mystère. C’était sa vie, pas la mienne. Enfin c’est ce que je préférais penser.

Curieusement je la retrouve un peu dans ce décor suranné. Le papier peint me rappelle celui de son appartement aux feuilles fines et aux couleurs un peu lourdes. Les meubles d’acajou et le petit secrétaire noir d’ébène avec son marbre grisé, ajoutent à cette ambiance d’un autre siècle.

Alors j’ai aligné sagement sur le secrétaire, très exactement comme chez moi, mes quelques produits de soin, mes flacons en cristal aux bouchons d’argent ciselé, un petit cadre avec une photo de mes parents et un autre avec celle de mon parrain. J’ai placé à côté du téléphone le chandelier en étain avec sa bougie blanche que j’allume tous les soirs avant de sombrer dans le sommeil. J’ai aussi rangé mes habits, chaussures, valises comme à la maison. Valises sous le lit, cintres dans un ordre strict à ne pas modifier, chaussures alignées.

Je ne sais pas trop pourquoi je garde cette photo de mon parrain. Je ne l’ai presque jamais vu. Mais je porte son prénom, Pierre Mario. Je n’ai jamais compris pourquoi deux prénoms aussi dissemblables et, surtout, pourquoi cet impératif de porter le nom de cet homme, ami fugace de mes parents, disparu rapidement de notre vie familiale.

Et je m’assieds sur le lit un peu perdu. Mais pourquoi donc suis-je venu ? Pourquoi ai-je suivi cette émotion jusqu’à partir aussi loin ?

C’est en rangeant les affaires de ma mère après sa mort que tout a été bousculé. Déjà son départ, le jour de mes cinquante ans, moi enfant unique et un peu solitaire, m’a laissé fragile. Alors devoir me glisser dans sa vie en triant ses affaires s’apparentait à une effraction voire un viol. Pourquoi n’ai-je pas réglé cela en vidant tout sans rien regarder ? Peut-être parce que ma solitude avait quelques échos avec ses silences et sa mélancolie.

Dans son secrétaire en marqueterie, il y a un tiroir secret. En ouvrant le tiroir en haut à gauche, en glissant son doigt dans l’espace ouvert et en poussant vers le haut se déclenche l’ouverture d’un tiroir au milieu de ce que l’on pense être juste un pan décoratif. Je le sais, je l’ai vu depuis que je suis tout petit. Peut-on résister à ces curiosités enfantines que l’on traîne des années durant ?

Je n’ai pas résisté et le paquet de lettres diaphanes sagement nouées d’un ruban fleuri est apparu.

Mon parrain n’avait donc pas disparu, les échanges entre eux deux avaient parcouru les années, les distances, les silences. Ils avaient inscrit cette mélancolie au creux du regard de ma mère.

Dans mes nuits, en lisant et relisant ces lettres, j’entendais leurs voix, leurs rires, leur complicité, leurs absences.

Alors j’ai pris la route, loué cet appartement, et j’irai Via Cassia pour lui porter le dernier message qu’elle n’a pu lui envoyer. Et peut-être, découvrir ce que je tiens enfermé… en  serrant la main de celui qui porte mon nom !