Liberté…

Le vent fouette le visage de Jeanne. La moto fonce dans Paris.

Jeanne aime la vitesse, le corps qui s’assouplit et obéit, docile aux mouvements, aux courbes, aux accélérations, ce mélange de vigilance extrême et d’abandon, de force et de vulnérabilité.

Elle se serre contre lui, accordée, dans son dos, ses jambes contre les siennes, son corps qui vibre avec le moteur, se couche, se relève, file au gré de la vitesse. Elle sourit, heureuse, détendue. Une bouffée de plaisir monte en elle. Il y a longtemps qu’elle n’a plus ressenti une telle liberté, un tel sentiment d’exister.

Elle aime sentir sa chaleur, sa vigueur, ce brin d’audace et d’insolence mêlé d’inquiétude qui émane de lui, son plaisir de la sentir toute proche, sa main qui vient se poser sur sa cuisse à l’arrêt, douce et impérieuse à la fois.

Un feu, deux, place de l’Etoile, ils se faufilent, se glissent entre les voitures, s’échappent, ensemble.

Le reste est loin !

 

Danse avec lui

«  »Vous avez senti? Ces trois pas, aériens? Cet instant de félicité et de légèreté totale? »

« Trois pas ? Non, je ne sais… » »

Il y a des instants suspendus qui livrent leur richesse avec générosité. Des instants de grâce où rien n’est calculé, mais simplement offert à qui veut bien le cueillir. Don… don gratuit, de soi, d’un mot, d’un geste, d’une lumière, d’un regard.

La vie ressemble parfois à une mer démontée où les vagues se creusent à une telle profondeur qu’il n’y a plus ni distance, ni recul, ni ouverture. Au cœur de la tempête, soudain, une lumière, une accalmie, une couleur de l’eau qui invite à autre chose. Une justesse de l’instant dans ce qu’il y a de plus simple ou de plus vrai. Qui réveille envie ou rire, frisson ou douceur. Qui vous caresse intérieurement, fait résonner votre corps…

Un temps, une seconde ou plus, qui arrête le flux, calme le vent, intrigue. Pour donner un autre son, ouvrir une brèche, fendre les vagues qui cachent tout. Un temps qui devient espace, rétablit la distance, élargit le souffle.

Qui nous rend à nous-même, ravive ce qu’il a de plus intime, … respirer, entendre, goûter… vivre!

 

corps à corps

D’après la photo de Dominique André Woisard

Image

Une rondeur se dessine, 
Une glissade de la peau, 
Et le sein parle, 
La chemise lui ouvre la voie

Douceur onctueuse du corps
Clarté prudente de la nudité, 
Velouté offert de la peau, 
Qui es-tu, corps sans visage, désir sans nom ?

Une main s’avance, 
Un geste court, goûte et savoure l’instant.

 

Humeurs potagères…

Décidément sommes-nous bien humain ?

Dans ce cargo infernal du matin qui traîne, impassibles, des millions de soumis, j’ai ce matin des visions de potager. Un fou rire intérieur me prend d’allonger celui-ci en poireau, d’éclater celle-là en en chou fleur.

Au fond du wagon, une femme tente sans discrétion d’attirer l’attention. Telle une salade a l’étal, apprêtée et coquette, elle s’applique à capter les regards des passagers.  Ma coquette salade a visiblement essayé d’ordonner l’exubérance et le désordre de ses feuilles ; donné à chacune, une place, un espace, elle a veillé à ne pas étouffer le cœur, fragile, attendri et recroquevillé. De chacune, elle a guidé l’apparence, les ourlant d’un vert plus sombre, soulignant les courbes avantageuses d’un maquillage approprié. Puis elle a soigné l’émotion, laissant quelques larmes légères perler de ci de là, en glissades langoureuses. Qui va-t-elle capturer ainsi ?

Puis mon regard accroche l’épaisse silhouette d’une femme au manteau de laine. Elle a tout du potiron de ma soupe d’hier : les formes rebondies, la peau rugueuse, le nez carré pointant dans un visage un peu bouffi. Son regard éteint, ses soupirs comme son manteau orange alourdissent la ressemblance.Si elle est potiron où est dans ce wagon, l’échalote pour ajouter du piquant à mon potage ?

Ce n’est pas une échalote que j’ai trouvé mais un oignon ! Curieux et sans gène, se mêlant sans vergogne à la conversation, l’alimentant même tout seul. Assis à côté de madame potiron, il n’a de cesse de faire cesser ses soupirs par un flot de paroles. Un oignon peut-il avoir le melon au point d’ignorer que l’on puisse ne pas avoir la banane ? Peut-être n’a-t-il qu’un pois chiche dans le cerveau pour ne pas sentir ce que son intrusion verbale a d’importun ?

Madame potiron en soupire de plus belle. Comment réduire cet oignon bavard au silence ? Le faire revenir au ras des pâquerettes ? Lui courir à son tour sur le haricot ? ou le glacer de regards acides ? Madame potiron souffle et s’agite, ses rondeurs soulevées de soubresauts agacés.

Et c’est la salade qui l’a sauvée. Approchant ses courbes avantageuses et colorées du bavard assaisonné, elle a réveillé tous ses sens au point de le réduire au silence.

 

 

Le temps des cousines

Caroline est arrivée aujourd’hui. Dans la grande maison de pierre, j’ai entendu son rire résonner jusque dans ma chambre. Vite, je descends les escaliers quatre à quatre, je lui saute au cou et je joins mon rire au sien.

Le temps des cousines est arrivé, le temps sans âge et étiré, le temps arrêté, rassemblé.

Avec Caroline, rien de bien commun en apparence. Pourtant, c’est elle que je préfère des trois cousines. Brune, un peu forte, explosive et chaleureuse, elle mène une vie originale et créative et moi, blonde, fine et réservée, inscrite dans un chemin nettement plus classique.Rien de commun en apparence.

Pourtant dans le couloir des souvenirs avec Caroline il y a la chambre des poupées.

D’interminables journées au chevet de nos « enfants », leur inventant milles tourments pour mieux les consoler, les cajoler, les soigner, … les commander. D’innombrables mises en scène de spectacles incompréhensibles, présentés à nos parents distraits, entre le café et le pousse-café, dans le grand salon, de la grande maison en pierre.

Puis la chambre des adolescentes.

L’humeur est aux couleurs, à la rébellion, aux questions. Nous rêvons d’ailleurs, d’autres contrées, d’autres mots, d’autres amours. Et le grand salon reste le lieu de nos revendications, de nos paroles ; que nos parents banalisent distraitement comme un nième spectacle des cousines.

Puis la chambre du voyage.

Lunettes fumées, rires qui couvent, insouciants baisers, chèches blancs autour du cou, le départ est donné. Avec Caroline et Sophie, c’est l’envolée des cousines vers le sable ouaté du désert. On est loin là de l’univers prévisible de la grande maison, des conseils angoissés des parents, des peurs sorties au grand jour, ou des airs distraits. C’est le premier départ, l’insouciant partir.

Et, dans le cœur du désert, dans le crissement discret du sable sous les chaussures, dans le silence habité de l’espace, dans le temps démesuré pas après pas, le déplacement partagé a fini de nouer un lien invisible entre nous.

L’indéfectible temps des cousines, tissé d’une chambre à l’autre dans le couloir des souvenirs.

 

C’était chez moi…

 

Le mur noirci dégage une odeur acre et insinuante. La façade affaiblie, semble pleurer des larmes noires. La fumée et les flammes ont mangé, sali, dévasté…

Je dois malgré tout y entrer. La porte est entrebâillée. La serrure tordue dépasse. L’odeur me prend à la gorge, m’étouffe déjà, acide et violente.  J’ai envie de reculer. C’était chez moi. C’était…

Le feu a dévoré tout ce qu’il a pu, hier, quelques heures avant, un instant en quelque sorte.  Un court circuit, dans le magasin d’en bas, une étincelle, un geste pour tout redémarrer et le feu explose. Cheveux brulés, flammes qui jaillissent et elle s’enfuit, elle hurle. Le silence lui répond. Elle court affolée, frappe aux appartements, frappe frénétiquement… Son visage est blanc, rouge, creusé de peur et d’angoisse.

La porte blindée du magasin se ferme happée par la vigueur des flammes. Le piège est clos.  Elle sort dans le rue hurlant…. Au feu……

Enfin je crois. Je n’étais pas là. Je ne connais pas la suite. Les pompiers, les camions, l’effervescence. Scier la grille de fer, se battre , se relayer… 5 camions qui occupent toute la rue… La peur, les curieux indécents, les lumières qui jettent leur angoisse tournante,…  Quand j’arrive, c’est déjà le désastre, les murs ruinés, la fumée acre qui s’élève encore de ce qu’il reste du magasin,  les gravats, mêlés de boue d’où s’échappent bout de sacs, poignée de valise. Le contraste entre les actifs et ceux au regard noyé, incapables d’intégrer ce qu’il vient de se passer. Trop vite, trop soudain, trop impensable, trop, tout simplement trop.

Quand j’arrive, je suis sans gestes, arrêtée. Pourtant je devrais parler au pompier, essayer de savoir, Mais je balbutie, je tremble de peur rétrospective aussi. Et si, Tanguy, et si la nuit et si la fumée, les flammes, le drame. Me calmer, revenir à ce qui est  et suivre le pompier dans l’escalier dévasté.

Tout est noir, j’étouffe, ma tête est dans un étau, mes pieds se prennent dans des gravats, mon visage heurte des fils pendant du plafond. Je titube plus que je ne marche en suivant la lumière tremblée devant moi.  Chez moi, tout est  noir, enfumé, sali, comme violé mais pas brulé. Et nous sommes vivants, intacts. Alors…

C’était chez moi. C’était…

 

Retour

Mes pas sont devenus grands
Mes yeux attendent d’un simple chemin
Une allée sans mesure

Jeux de reflets, jeux de rêves,
Reflets d’hier, rêve d’enfants.
Plus d’ombres, plus de feuillages,
L’arbre est tombé.

Et mon refuge est à ciel ouvert.

La grille ouverte
Dessine une route neuve.
Pas de loup, pas de deux,
Pas chassé, pas de doutes,
Le soleil devance le passé.
Vent debout, j’irai.